GHEZ
Suite poétique de Fabrice Pataut
1
J’ai croisé Ghez, hier, qui remontait le faubourg Poissonnière,
Un grand navire posé sur la tête en guise de chapeau.
Le pont penchait sous la vague et lui faisait le roulis
Comme un enfant inquiet l’écume aux dents quand le bateau l’emmène
Là où il veut, pourtant, ni plus ni moins, sans pensée pour l’équipage :
Le long du trottoir où l’on se fait des bleus aux genoux,
Où les marins à quai embrassent les filles,
Où le fakir du Félix Potin vend son serpent au mètre,
Où la bouche du métro exhale le soufre,
Où les mariés jettent mille mouchoirs par les décapotables,
Où les drapeaux tricolores décorent la ville comme un Marquet.
Et quand Ghez arrive au bout, il revient sur ses pas :
Pour cueillir les belles couleurs de juillet,
Pour froisser les pochettes qui traînent sur le pavé,
Pour respirer la poudre jaune qui nous étouffe,
Pour caresser le python vêtu d’anneaux hindous.
Pour diriger la fanfare de Fécamp
Et mettre un revers de trois centimètres à ses égratignures.
2
Au fond du sac face au ciel gisent en vrac
— C’est l’usage avec pommes et poires —
Quelques bois flottés, éperons d’or, fioles énigmatiques,
Viandes d’York et panka démontable.
La main qui autrement fouille et visite
Promène mollement le butin rêveur
Et l’oiseau noir à l’envers, en laisse, laisse aussi rêveur à bon droit.
« Il tourne à Tourlaque, pique sur Lepic, je le vois »,
Siffle le chansonnier facile à chapeau mou
Hautement bordé de satin.
On accorde cela bien volontiers. Voilà. Mais rien de plus.
Notez-le,
Si Ghez tourne, pique (ou pire) tout de go
C’est en faux,
Sous les plafonds suintants laissés à Bénarès.
Repos, Messieurs,
Pourquoi s’en faire un monde ?
Voici l’autre, justement, pareillement nommé, tenant un sien oiseau
Qui daigne lui parler,
Murmurant à l’oreille en corolle une complainte rimée
À son double.
« Ho ho ! » commence-t-il tout aussi trempé
Par la grêle d’airain qui s’abat
Que son frère.
« L’eau », fait-il encore, meurtri, contrit, dépeigné,
Le cou tendu, la langue sèche.
Le parapluie, fier, utile et victorieux
Volatile, aussi, comme l’autre (ou disons, tout autant)
En ce jour aquatique
Menace le cabas du sosie de ses vertes baleines.
Le circonvient, d’abord, par girations.
L’espionne, attaque au débotté.
Wellington et ses girls en sont déboussolés.
Longue nuit, courts échanges entre butte Tourlaque et raidillon Lepic.
Ghez par deux fois quitte le champ à l’aube,
Cabassé et parapluité.
C’est le même, quoique par bovarysme.
Rapiécé, ligaturé, retrouvé,
Sauvé de la limaille pour la postérité.
3
Supposons qu’à Ninine ou Carthage
L’idée d’un dieu lanceur de dés,
Trop à l’étroit, passe la mer.
C’est la belle saison, unique et sans défaut.
Un lieu moins décoré s’impose à tous sans partage.
Les nageurs, convoqués, partent d’une brasse égale :
L’Euphrate, le Tibre, la Seine,
Puis l’escalier jusqu’au premier étage.
Là, sous le dais noirci,
Ghez attend,
Les possède sans mal d’un petit tour de cartes.
L’Orient est dans sa poche,
Ils ne le savent pas.
Dégoulinants, s’assoient ;
Leurs turbans font des flaques.
L’as de carreau ressort vainqueur
Tandis que là-bas,
Du toit des tours et des phares,
Sèchent au vent plusieurs fois six faces.
4
Although they can’t prick your balloon,
they try
and with wide unclean palms,
they pry
open your mouth,
to pour the glorious filth which fills.
Unbending, still, you comply,
as it were by decree.
Then again we know why :
up to Simla you climb,
where the gods are many.
So you may scorn them now,
as you gaze from on high.
From where Mother’s love shelters,
their foul hands dare not try.
5
On s’est dit tant de fois au conclave,
Entre deux portes revêtues de lambris
Et même écrit au fond d’un gousset,
Sur un billet froissé quand le couvert est mis,
On s’est tant répété
Pour s’en persuader
Que la coupole tiendrait bon
Tant que Ghez pesterait,
Que tout net,
S’en avisant,
Sûr de son fait,
Précisément,
Maintenant,
Se veut charmant,
Devenant héron songeur
D’un petit coup intempestif de mouchoir.
Agacé de tant de faux secrets répétés tout bas
Par de trop inquiets prélats,
Concevant que ces conciliabules
Sont fort dérangeants
Pour sa personnalité,
Très courroucé, dis-je,
Son entregent
— Point d’autrui qui pointe, évidemment,
La civilité est tout entière à son moi dévolue —
Suggère l’apaisement.
Sortant derechef la férule moulue
De sa vieille saumure,
Comme un croisé son glaive et son armure,
Ghez s’en tapotine le bout des doigts,
Plus rusé que Romain,
Et en devient matois.
Mais attendez… J’ai bien peu dit.
C’est que la finauderie ainsi reconduite
N’est pas que pour lui.
Qui en profitera ?
Quelques autres après moi.
C’était tout du long de la générosité.
Touché !
6
Porte dévergondée
Porte déverrouillée
Sur le jardin de Ghez
Aux herbes ébouriffées,
Bouclées comme des mèches
Au dur fer à friser.
Chaque fleur, lentement,
En son sein d’anémone,
Penche sous le poids d’une tête coupée.
Les tiges vertement
Vers le ciel bas s’élancent
Et touchent le couvercle
Par sa main refermé.
Dessous la serre immense
Où pendent les chiffons,
Gisent macabrement
Les marbres de dieux nus.
Une lampe vacille,
Bousculée par le vent :
Une rangée de cils
Une rangée de dents.
Le moindre objet possède
Un sens peu ordinaire.
Quand nous saurons lequel,
Il ne sera plus temps.
7
Un vendeur de boutons spécialiste en bobines
De passage à Paris un jour de pieuse bruine,
Rompu au Sacré-Cœur et plein d’amphigouris,
Se dit qu’il eût mieux fait de rester dans son lit.
C’est un jeune homme amer, natif de Roquebrune,
Qui s’ennuie comme un mort exposé à la lune.
L’air sombre et le teint bis, il va de par les rues
Pour chasser des clients aux mines de pendus.
Il manie la sonnette, transi, en redingote,
Expose que la corne, le cuivre et la marmotte
— Car, oui, le poil, aussi, peut orner le bouton —
Feront un doux bonheur dans toutes les maisons.
On n’en veut point. Les gilets, déjà, sont fermés,
Les chemises ajustées, les vestes rapiécées.
L’embobineur vaincu se dit que la Madone
Lui prête le destin des amants de Vérone.
Quelle ardeur imbécile ! Il n’a point sa Juliette,
Vers la rue Durantin avise quelques miettes
Qu’un pigeon affamé, vieux et célibataire,
Grignote de son bec au pied d’un lampadaire.
Il est devant chez Ghez qui aime les boutons,
Les revers, les chapeaux, et la tarte au citron
Qu’il a jetée hier soir après un vin d’honneur
Pris seul avec lui-même pour fêter une erreur.
Il a reçu de Poole un costume rayé,
Où le gris clair côtoie si bien le gris foncé
Que les idiots demandent s’il est fait pour l’hiver,
Croyant que le frimas le recommande austère.
C’est que Londres partie pour le Derby d’Epsom
A livré, insouciante, un habit à la gomme,
Étroit et bien cintré, snug comme il faut qu’il soit,
Mais que Ghez, contrarié, a contemplé pantois.
Il n’a point de bouton, c’est vraiment trop absurde.
Faudrait-il maintenant se draper à la kurde
D’un tissu magnifique qu’on ne peut boutonner,
Et le tenir d’un pan pour partir déjeuner ?
Notre ami à présent détrempé par l’orage,
Sonne là, se disant, contemplant son bagage :
« Vaillants boutons, priez pour que cet habitant
Veuille d’un fil, de presque rien… Tiens, d’un ruban. »
On sait déjà bien sûr sans qu’il faille le dire,
Que Ghez trouvant boutons retrouva le sourire,
Sauvant l’animateur d’un vilain embarras
Avant de ressortir, en gris, tenant cabas.
8
Un ghezon patafion
Quand il est flapouchon
Vaut bien moins vu d’Alcyon
Qu’un gheza ratoufla
Dans un glafa fougna.
Le coquin qui dit ça
N’est pas un fier-à-bras
MAIS
J’aime mieux le second,
Qui a changé de ton :
Un ghezou pitouflé
Même bien floupiné
Vaut tout mieux à Paris
Qu’un ghezi malappris
Sur un glacis flappi.
VOILÀ
(Un troisième au concours ?
Non. Le candidat, trop sourd,
Est reparti tout nu sans son
Imprimatur.)
Un portrait bien brossé d’un artiste au poil par un poète bien inspiré. En prime il nous offre une expression mémorable : « tenir son cabas par les pattes».
Bravos aux deux artistes.
Joli poème, comme une soudaine bouffée du parfum de l’enfance, merci.