Le Passe Muraille

Georges Perec enchanteur lucide

Une approche traversante,

par Françoise Delorme

12 JUIN 1986. C’est presque l’été. Place Saint-Sulpice à Paris, accoudées à une petite table, Café de la mairie, vers 16 heures, nous scrutons le monde dans lequel nous existons soudain si fort. La concrétude des personnes, des objets, des mouvements et des trajets, des bruissements, ne nous est jamais apparue aussi intense. Nous sommes venues pour un lieu parisien que Georges Perec «tenta d’épuiser» dix ans auparavant parce qu’écrire, c’est essayer méticuleusement de retenir quelque chose: arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Alors, nous sommes là. Et les signes que Perec a tracés dans un livre sont devenus ce que nous regardons et sentons. Un bus à moitié vide apporte ou emporte avec lui le mouvement d’une nostalgie ou celui d’un désir d’arrachement. L’envol du moindre pigeon étonne. Mon amie murmure, submergée par une joie qui la déborde : « Tu as vu, IL Y A même la salade qui dépasse du cabas ! » Pour résister à l’émotion troublante qui nous envahit, nous éclatons de rire. Dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, effectivement, p. 14, on lit: une salade (frisée ?) déborde partiellement d’un cabas…

Perec invente ce qui se passe entre l’esprit et la lettre en déstabilisant la ligne de démarcation habituelle entre la réalité et la fiction. Sans jamais faire passer l’une pour l’autre, bien au contraire, il construit un univers en trompe-l’oeil à cette fin que le corps bute sur le réel et que les sens s’accordent à ce que présentent les mots. D’où la jubilation, car rencontrer le réel avec les yeux, avec l’ouïe, avec tous les sens et avec la pensée ne blesse pas, mais rend vivant ! Ce qui se passe entre l’esprit et la lettre, c’est «ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » : de l’inconnu reconnaissable. Un espace-temps « infra-ordinaire» se disperse dans tous les mouvements, toutes les formes, mais sans se perdre. Perec fait jouer continuité temporelle et discontinuité spatiale (ou l’inverse ?) avec une telle virtuosité que nous (ré)éprouvons la présence d’un « depuis toujours déjà» là si fort que l’envie d’aller sur les lieux réels qu’il semble seulement décrire mais qu’il écrit, pour (re)trouver ce qui existe encore et toujours, déplorer ce qui a disparu, s’enchanter de ce qui a changé.

Parfois, ces lieux n’existent pas, comme la rue S. Crubellier où s’élève l’immeuble de La Vie mode d’emploi. Mais il importe peu. Car, alors, ce lieu imaginaire, dans lequel se développent cent histoires singulières, une méditation sur le temps et les signes, renvoie à celui que l’écrivain cherche dans l’appartement d’Espèces d’espaces, cet impossible espace sans mesure ni fonction, sauf peut-être celle de figurer une intériorité potentielle. La rue Crubellier n’existe pas, mais elle ouvre un passage pour une compréhension libératrice de la vie des hommes.

Le mérite de ce très grand écrivain est d’avoir su faire et laisser interagir une invention formelle sans précédent et une réflexion sans faiblesse sur notre humanité. En bon oulipien, il fait jouer vocabulaire, structure et systèmes de manière qu’ils contraignent la langue et la pensée à créer des formes d’une rare densité. Perec ranime le plaisir d’exister comme celui de lire : C’est couché sur mon lit que j’ai lu Vingt ans après, L’île mystérieuse, etc…J’ai beaucoup voyagé au fond de mon lit. J’emportais pour survivre des sucres que j’allais voler dans la cuisine et que je cachais sous mon traversin (ça grattait).

Contrairement à ceux qui prétendent être ailleurs, absents ou seulement dans la langue, Georges Perec a choisi d’être là, lui et personne d’autre. Ses oeuvres acquièrent ainsi une générosité, une profondeur et une richesse infinies d’être offertes à la pensée des autres. Sa confiance dans la langue et les langages qu’elle génère grâce à un travail qu’il affirme plutôt artisanal qu’artistique est contagieuse. Elle lève en chacun une allégresse partagée.

La dimension ludique et celle industrieuse découvrent une vaste ambition philosophique et politique.

W ou le Souvenir d’enfance, un de ses chefs-d’oeuvre, pointe les risques de ruine définitive encourus et programmés par une société fondée sur la concurrence, la haine de l’autre. En tressant de précieux souvenirs d’enfance morcelés et une terrible utopie, la vie d’une collectivité dont les règles sont calquées sur celles du sport, l’écrivain met en lumière l’inhumanité d’une construction sociale et économique par et dans laquelle les maîtres règnent inaccessibles. Les esclaves s’y entre-déchirent sans espoir sous les coups répétés d’un destin qu’ils ne comprennent plus, qu’ils rendent eux-mêmes performant, car ils croient l’avoir librement choisi. Si ce livre dissèque et interroge tout d’abord la violence nazie, il nous exhorte aujourd’hui à la plus grande vigilance.

En évoquant un réel foisonnant, désordonné et fragmentaire à travers des fictions savamment architecturées, Perec renouvelle la promesse de la littérature qu’il expose avec fougue à propos de l’Espèce humaine de Robert  Antelme. Il oppose avec une acerbe ironie la force de ce livre magistral [au ramollissement intellectuel qui pousse beaucoup] vers cette inaccessible fin vers laquelle tout écrivain authentique se devrait de tendre : le silence. Une saine colère incite le lecteur exigeant à conclure avec lui : Cet homme qui raconte et qui interroge, qui combat avec les moyens qu’on lui laisse, qui extirpe aux événements leurs secrets, qui définit et oppose, qui restitue et compense, redonne à la littérature un sens qu’elle avait perdu… La littérature commence ainsi, lorsque commence, par le langage, dans le langage, cette transformation pas du tout évidente et pas du tout immédiate, qui permet à un individu de prendre conscience, en exprimant le monde, en s’adressant aux autres.

F. D.

Georges Perec: Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Editions Christian. Bourgois, 1975 Espèces d’espaces, Ed. Galilée, 1985 W ou le Souvenir d’enfance, Editions Denoël, 1975 La Vie mode d’emploi, Editions Hachette, POL. La Vérité de la littérature, article à propos de L’Espèce humaine de Robert Antelme, Revue Partisans, 1963 Claude Burgelin, Georges Perec, Editions du Seuil, 1990.

(Le Passe-Muraille, No 52, Mars 2002)

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