Le Passe Muraille

À la recherche du Livre perdu

 

À propos des Passions impunies de George Steiner,

par Jean Romain

L’acte de lire n’est plus ce qu’il était. Il s’est vidé progressivement de son côté sacré pour devenir une action profane lorsqu’elle n’est pas purement et simplement ignorée ou méprisée. Cette perte du sens sacré de la lecture qui caractérise notre siècle finissant a fait plus que de la pervertir, elle a faussé en profondeur notre rapport avec le livre et avec les grands écrits. Cette perte nous a jetés dans ce qui est le plus cuisant échec de notre siècle: une crise de la transmission sans précédent. Et les néo-pédagogues et autres spécialistes de l’éducation d’aujourd’hui ont beau s’agiter et apporter toutes les nuances qu’ils veulent, «ils se croient émancipés quand ils sont simplement déboutonnés».

De même qu’après la guerre on n’entendait pas ceux qui colportaient les nouvelles de la terreur stalinienne, de même maintenant on n’entend pas ceux qui prouvent qu’à cause de «l’amnésie programmée de notre éducation secondaire actuelle», on a perdu l’amitié des livres. George Steiner le redit une fois encore à sa manière, et sa voix inquiète et grave vient s’ajouter aux nombreuses autres qui ne se laissent pas endormir par l’idéologie de médiocrité en vigueur dans nos écoles. Il commence par tirer la leçon de Chardin: un philosophe occupé de sa lecture, ce tableau de 1734 présente ce qu’était – ce que devrait être – une lecture bien faite. Car il existe plusieurs qualités de lecture et toutes ne se valent pas. La vraie lecture nécessite le silence, la table de travail, la position du corps, indicative de celle du cœur, la plume qui annote, qui répond à l’écrivain ou au poète, une tenue de fête, celle qu’on endosse à des-sein lorsqu’on invite chez soi un hôte précieux. Le livre n’est pas un objet comme les autres, il défie le temps: «La vie du lecteur se mesure en heures, celle du livre, en millénaires.» Et même le marbre ou le bronze n’ont pas cette résistance que possèdent les feuillets et les lettres. Il existe un lien essentiel entre les écrits et le temps, un lien que les écrivains perçoivent presque d’emblée: le scandale triomphant de la mort peut être d’une certaine façon jugulé.

Ainsi rencontrer le texte comme ou rencontre une présence vivante est de ces expériences qui font faire des progrès décisifs: ce plaisir du sens ne s’affranchit jamais du plaisir du texte, de la langue et de sa syntaxe. C’est à une gourmandise intellectuelle que Steiner nous convie: la bonne joie de celui qui sait bien lire. Joie rarement partagée à l’heure où l’illettrisme progresse partout, même à l’université. Malgré tout – tant pis pour les illettrés – la lecture que préconise Chardin n’est pas réellement hors de notre portée pourvu qu’on ait un peu de culture, un solide bon sens et l’amour des «instruments du dire»: grammaires, lexiques, dictionnaires.

Bien lire ? Steiner nous en donne une leçon. Il nous invite à lire en parallèle le Banquet de Platon et l’Evangile de Jean, le plus théologique, le plus vertical des quatre évangiles. Deux repas sont à l’origine de notre double conception occidentale de l’amour (éros et agapé) le fameux symposium donné dans la maison d’Agathon et la Cène qui réunit Jésus et ses disciples. On nous guide avec sûreté sur les troublantes similitudes de ces deux témoignages, et on nous montre le rôle du vin, de la nuit, de la fête, et pourquoi «le sacrifice n’est jamais loin du festoiement». Ces deux textes fondateurs des deux moments philosophiques apportent le sens métaphysique de l’amour. Tout comme les deux morts choisies (celle de Socrate et celle de Jésus) sont les parangons occidentaux de notre entendement de la mort.

Toute lecture est donc une comparaison. «Lire, c’est comparer» affirme Steiner qui préconise de devenir un lecteur frontalier. Pour bien saisir les arcanes de sa propre langue, il faudrait idéalement posséder une fenêtre, voire une porte tout entière, sur d’autres langues. Comme on se tient à la frontière d’un pays étranger, se tenir à la frontière des langues étrangères pour en écouter les échos et repérer le sens de sa langue maternelle. Aussi la littérature comparée est-elle prometteuse de sens et de plaisir. Qui dira la joie de Babel enfin retrouvée ?

Mais lire dans Babel sonore, ce peut être aussi lire «contre» l’auteur. Tenter de rompre avec les lieux communs de l’admiration en ce qui concerne Shakespeare, tout en suivant Tolstoï et Wittgenstein. Steiner propose une lecture vivifiante «contre Shakespeare». La polémique en littérature a ceci de sympathique qu’elle oblige à arracher les masques, et surtout ceux derrière lesquels se cachent les nombreux commentateurs et les innombrables critiques. Idée que Steiner avait largement développée dans Réelles Présences en 1991.

Après en avoir appelé à une histoire des rêves, l’auteur clôt ce recueil de conférences et d’articles par une large réflexion sur les cultures américaines. Et Steiner d’interroger la philosophie, la théologie, la musique, la mathématique: tout dans le nouvel éden semble dérivé de l’Europe. Et pour-tant cet attachement aux arts et aux sciences ! Cette fringale de culture ! Ce dynamisme à faire envie ! «L’appareil dominant de la grande culture américaine est celui de la conservation.» On a affaire, non pas à une culture jeune mais à une «culture de musée», à une ruée vers l’Est.

Ce parcours sur lequel nous entraîne Passions impunies s’étend de 1978 à 1996. Il permet d’évaluer l’ampleur et l’urgence d’un questionnement sous-jacent qui obsède l’auteur depuis des années: comment se fait-il qu’une Europe si culturellement avancée ait pu se laisser sombrer durant ce XXe siècle dans le suicide de deux guerres mondiales et l’horreur des camps de concentration nazis ? Avons-nous été suffisamment punis de cette passion de mort ou bien l’amnésie dans laquelle nous plonge la crise actuelle de la transmission va-t-elle nous livrer à d’encore plus fatales passions ?

J. R.

George Steiner, Passions impunies, Essais, Gallimard, 1997.

(Le Passe-Muraille, No 32, Octobre 1997)

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