Le Passe Muraille

Frère Gaston, entre guêpe et brochet

 

À propos du Maître des roseaux de Gaston Cherpillod,

par Pierre-Yves Lador

Frère Gaston, car nous sommes tous frères humains, frère Gaston, comme un moine un peu défroqué, qui aurait pris la route, amoureux du gai savoir, goliard errant entre bolets et brochets, la route du souvenir…

Cherpillod nous donne avec Le Maître des roseaux un beau recueil de six nouvelles où le héros change d’âge et de nom mais reste un frère jumeau de Gaston. Il se remémore, il rêve, il se révèle, il nous révèle: «Je m’en suis toujours balancé, vrai, du conte des gagnants et des perdants.» La compétition ne l’émeut pas. Il fut fort, il reste intelligent, il devient vieux, il a aimé des femmes, sans forfanterie, avec amour, sans drague, il est une espèce de saint, pas le meilleur, mais bon, il rêve, il pêche, il se promène dans la nature, mais pas Rousseau, ce n’est pas lui qui va «pisser de l’œil à l’imitation des littérateurs» en revenant au village de son enfance. Il loue les quilles, le charivari, la pêche et la chasse car il sait que l’homme a besoin de jouer, de se défouler, mais déplore l’esprit de sport, de record. La nature comme les petits animaux est aussi impure que lui et il est en harmonie avec elle, finissant de manger des bérodzes, ces petites prunes rouges entamées par une guêpe ou un merle, saint François cette fois, ou pêcheur, il attrape une truite juste pour manger et pour le plaisir, pas pour remplir sa boille ni épater les bourgeois. Il fustige au passage les promoteurs et tous les pouvoirs: Eglise, Etat, monarque, hommes politiques, entrepreneurs, mais aussi des petits, en ce qu’ils sont mesquins, couards, égoïstes ou avides, humains, quoi. Alors «prom’nons nous dans les bois» et ne travaillons pas trop !

Ses héros n’ont jamais beaucoup travaillé, ils ont renoncé à l’argent, ils n’ont pas vendu leur travail à ceux qui l’auraient acheté et dont on dit qu’ils le donnent. Il remet ainsi en place les mots, cherchant leur sens premier, décortique les expressions toutes faites, méticuleusement, ce qui rend son écriture sinueuse, provoque des détours. Et on a l’impression que cette puissance de Cherpillod est à peine maîtrisée, ce qui ne va pas sans tension, une tension énorme qu’il casse comme le flux du torrent par des épis, des marches, des changements de trajectoires. La phrase de Cherpillod, pleine d’incidentes, de subjonctifs, de hoquets même, s’enfle, s’arrête, retombe, repart, s’achève. Longue, puissante, syncopée. Une écriture originale, de celles qui démarrent comme un pamphlet mais après tous les considérants du passé, de l’altérité, des circonstances, non pas atténuantes mais contradictoires, s’achèvent en réconciliation. Mais sur son parcours elle a charrié des mots sortis de partout, techniques, patoisants, de la littérature, de la campagne, de la politique. L’étymologie participe de cette opération de décapage mais surtout d’intégration, les ouvriers, les immigrés, les paysans de jadis, la famille, les vieux, les enfants (n’ai-je pas relevé treize mots différents pour désigner ces chers petits !). C’est un vrai livre de lecture pour apprendre le français (peut-être pas Mon premier livre, mais sûrement mon second !). Il balaie la réalité avec une langue à large spectre. Un écrivain anarchiste dont la révolte nécessaire et la déception légitime semblent se fondre dans une amitié grave et parfois distante des gens, des êtres, du monde.

C’est un livre à lire lentement, c’est le trajet de la lecture qui en fait le prix. O frère écrivain, tu l’as écrit: tu n’attends pas la «reconnaissance, le coup de chapeau dont la presse indiscontinument gratifiait n’importe quel acteur de la foire, dérision !», ni pour un brochet, ni pour un livre lucide et dru! Mais tu le mérites, tu mérites les plus hautes distinctions littéraires de ce Pays de Vaud, pour avoir, sans renoncer à ton être, exprimé ce pays et ses gens et le monde et les rapports qui vous unissent et les unissent en une écriture que tu as forgée, unique et précieuse, rude et frêle, puissante et subtile.

P.- Y. L.

Gaston Cherpillod, Le Maître des roseaux, nouvelles, L’Age d’Homme, 1995.

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