Le Passe Muraille

Fragments d’un homme ordinaire

En interné

par François Debluë

Au dortoir de l’internat, ils sont plus de quarante. Chacun a droit à son box ouvert. Les parois de bois sont à hauteur d’épaules. Plus de quarante boxes en bois, cela fait déjà une belle écurie. Mais l’écurie est propre: on la balaie tous les matins et on n’y laisse rien traîner. Il n’y aurait d’ailleurs pas de quoi y laisser traîner quoi que ce soit. Chaque box contient un lit équipé d’un oreiller et d’une couverture. Une tablette étroite tient lieu de table de nuit, mais on n’a pas le droit d’y rien déposer, ni verre d’eau, ni livre ni aucun objet personnel. On n’est autorisé à lire qu’à l’étude ou en classe. L’étude commence quand il fait encore nuit, à jeun, une heure avant le petit-déjeuner ; il y en a deux autres, entre les cours, en début et en fin d’après-midi ; il y en a une dernière après le repas du soir. On n’est pas là pour plaisanter. À peine séparé des boxes du dortoir, un long bassin de zinc surmonté d’un long tuyau d’eau froide tient lieu de lavabo collectif. À l’extinction des feux, le soir, il est strictement interdit de parler. Un surveillant surveille. Un prêtre. Un de ceux qui leur donnent des cours pendant la journée, un de ceux qui surveillent l’étude et disent la messe, chaque matin avant le lever du jour. Chacun d’eux a sa semaine de garde du dortoir, ses nuits de corvée durant lesquelles, quittant sa chambre habituelle, il est tenu de dormir dans une petite cellule près de l’entrée du dortoir. À l’extinction des feux, seule demeure allumée une unique et faible veilleuse bleue. Le surveillant parcourt les allées entre les boxes, s’assure que personne ne bouge, ne bavarde ni ne lit en cachette. Il est interdit de murmurer. Il n’est pas interdit de prier ni de pleurer. Souvent, l’enfant pleure. Sa solitude est immense. Un soir, un prêtre plus jeune que les autres et récemment affecté à l’internat, retour d’Algérie où il a été soldat de l’armée française et où il a peut-être tué des hommes, un prêtre l’a entendu qui pleurait. L’enfant avait pourtant en-foui sa tête sous l’oreiller. Il craignait d’être entendu —de ses camarades d’abord. D’instinct, il se cache. Mais le surveillant l’a remarqué. Doucement, il s’est approché. Il s’est assis sur le rebord du lit. Il ne dit rien. Il passe sa main dans les cheveux de l’enfant, penche son visage vers celui de l’enfant qui pleure et qui a bien dû se retourner à son approche. Des traits du visage penché sur lui, dans la pénombre, l’enfant ne peut rien distinguer. Mais il sent glisser sur ses joues à lui les larmes d’un jeune prêtre qui garde le silence.

Nuit et jour, il rêve, il rêve. Toute sa vie n’est faite que de rêves, et il sait bien que les rêves de l’homme éveillé ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de l’homme endormi. Ses rêves d’homme éveillé sont sans frontières, presque sans commencements, et ils seraient peut-être sans fin si quelque brusque intervention extérieure ne venait souvent y mettre un terme. Parmi eux, vous trouverez aussi bien de sinistres pensées ruminées que de douces rêveries. Ce sont des humeurs, une sorte de basse continue en regard de laquelle les événements du jour semblent flotter légèrement, comme de simples accidents de surface. C’est sans doute pourquoi on le trouve distrait, on le dit « ailleurs ». On le lui reproche. Ce n’est pas nouveau. Ses plus lointains souvenirs lui rap-pellent cette question si souvent entendue, sur un ton parfois amusé : « Mais où es-tu donc ? Tu rêves ? » D’autres fois, c’est sur le ton du reproche et avec irritation qu’on lui aura adressé ces mêmes mots : « Mais tu rêves ! », façon de lui dire qu’il n’est pas à son affaire (ainsi parlent les maîtresses d’ école) , qu’il n’a pas suivi la conversation (ainsi parle son entourage), que ce qui se passe en dehors de lui ne l’intéresse évidemment pas le moins du monde et qu’il ferait bien de ne pas toujours prendre ses désirs pour la réalité (ainsi parle sa femme). En aura-t-il poursuivi des rêves, des rêves sans objets, des rêves avec objet, des rêves de bien-être et d’amour ! En aura-t-il remué de sombres pensées, remords, angoisses et sourdes rumeurs !

La nuit venue, les rêves le lui rendent bien et, à l’heure qu’il est, ils n’en ont pas fini. Visiteurs du soir et de la nuit, ils entrent sans frapper, se glissent sous ses paupières, infiltrent jusqu’au plus profond les replis de sa conscience suspendue. La plupart tiennent du cauchemar ou de ces mauvais rêves qu’il appelle des « rêves bêtes », tellement ils sont affligeants d’inconfort et d’incongruité. Si les cauchemars pouvaient faire l’objet d’une collection, s’ils étaient cotés sur le marché comme d’autres oeuvres d’art involontaires, il ne fait pas de doute qu’il serait à la tête d’une importante collection et que sa retraite serait assurée. Mais les collectionneurs de cette espèce sont légion, il n’a rien d’original, il est un homme ordinaire, et plus les échantillons de tels tourments sont répandus dans le monde, moins ils ont de valeur, ce sont les lois du marché. C’est pourtant avec plaisir et allégresse qu’il aurait cédé ses cauchemars et leur récit à bas prix — il les aurait même offerts gratuitement si l’on avait bien voulu l’en débarrasser durablement. Mais rares sont les amateurs, et il a bien dû se contenter de noter sur des bouts de papier les pires d’entre eux, avec le fragile et vain espoir qu’ils cessent de le poursuivre des jours et des nuits durant, après leur premier passage.

Les rêves agréables, eux, ont toujours été plus rares. C’est leur nature, à moins que ce ne soit la sienne à lui. Les rêves plus doux, plus aimables, il les aurait volontiers conservés comme ses biens les plus précieux, les plus secrets, s’il n’avait eu la conscience claire et mal-heureuse que ce ne seraient jamais que des rêves, plus volatiles que les plus beaux des souvenirs. Ainsi donc lui échappent-ils, sans lui demander la moindre des permissions. Cependant, il se pince. La peau du bras entre le pouce et l’index, il se pince violemment. Il voudrait croire aux beaux rêves et ne pas croire aux autres. Il voudrait pou-voir choisir, mais il n’a pas le choix. Par un reste d’instinct moral, il se pince, plus fort, encore plus fort, jusqu’à se faire mal. C’est qu’il imagine de son devoir de revenir à ce que beaucoup, autour de lui, considèrent comme la réalité commune et immédiate.

F. D.

(Texte extrait d’un ouvrage à paraître aux éditions L’Âge d’Homme, sous le titre de Fragments d’un homme ordinaire)

(Le Passe-Muraille, No 88, Avril 2012)

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