Le Passe Muraille

Fille de la steppe

 

Un conte inédit de Kevin Despond

Les chevaux sont les ailes de l’homme

(Proverbe kirghize)

« Quand je serai plus grande, je quitterai la steppe, et j’irai étudier à Oulan-Bator », aimait à répéter Enhtuya à Zaya, son amie d’enfance, quand, enfourchant leurs petits chevaux mongols, elles s’en allaient parcourir les immenses espaces qui s’étendaient à perte de vue devant elles. 

Enhtuya, dont le nom signifie « rayon de paix », était fille de chamane. Dès son plus tendre âge, elle s’était révélée une excellente cavalière, et sa façon de monter était empreinte de cette noblesse héritée des guerriers de l’illustre Genghis Khan. Intrépide, toujours avide de montrer aux aînés les prouesses dont elle était capable, elle encourageait bien souvent sa monture à exécuter les acrobaties les plus extravagantes.

À l’inverse, Zaya, cadette d’une fratrie nombreuse, était réservée et préférait de loin la prudence et la retenue à la folle témérité de son amie. Mais leurs différences, aussi apparentes fussent-elles, n’importaient point, car rien ne pouvait les désunir. Leur généreuse complicité était scellée à jamais par la steppe, ce terrain de jeu qui les avait vu naître toutes deux et qui semblait ne jamais vouloir changer, et où elles avaient le sentiment d’être seules au monde.

Leurs familles, comptant parmi les derniers éleveurs nomades de Mongolie, avaient coutume d’effectuer ensemble ces éternelles transhumances qui, depuis toujours, rythmaient leur existence et celle de leurs ancêtres avant elles. Au fil des saisons, elles montaient et démontaient, avec une étonnante dextérité, les yourtes qui leur servaient d’habitation, dans leur quête constante de verdoyants pâturages pour les troupeaux. Cette vie au grand air, simple mais rigoureuse, ils ne l’auraient abandonnée pour rien au monde, continuant à l’honorer ainsi qu’elle était inscrite dans leurs mythes et leurs croyances.

Les deux filles, très vite, étaient devenues proches, inséparables même. Conjointement, elles aidaient à la garde des bêtes et lors de la traite des chèvres et des brebis, dont le lait était utilisé pour la fabrication de l’aaruul, un fromage blanc séché, à qui les nomades attribuaient leur remarquable vitalité et qui constituait la base de leur alimentation. Une fois leurs corvées terminées, elles étaient toutes heureuses de pouvoir s’éclipser jusqu’à l’heure du souper. Et, le soir venu, lorsque l’obscurité faisait disparaître la steppe sous un voile impénétrable, elles se racontaient, bien au chaud autour du feu qui rougeoyait au milieu des yourtes, leurs secrets, leurs rêves les plus fous.

Parfois, les pères les emmenaient avec eux quand ils se rendaient à la ville la plus proche pour vendre le bétail, et acheter certains produits de première nécessité dont ils ne disposaient pas dans la steppe. Au marché s’étalaient une grande variété de fruits, de légumes, et de magnifiques soieries d’Orient que les fillettes, entourées d’une foule bruyante et bigarrée, ne manquaient jamais de contempler avec avidité. C’était là un événement si particulier pour elles, qu’elles s’empressaient, à leur retour au gîte, de décrire leurs impressions, ce qu’elles y avaient vu. Et dans leurs yeux délicatement bridés resplendissaient alors la beauté, la pureté et la simplicité de l’innocence.

Les enfants cependant grandissaient à vue d’œil ; bientôt ils seraient adultes, et le père d’Enhtuya, dont la fonction de chamane était essentielle à la communauté des nomades, entretenait l’espoir qu’un jour sa fille unique reprendrait le flambeau. Tout avait été préparé à cet effet : son tambour, son bâton, sa pelisse, qu’il devait lui léguer, la yourte finement tissée et richement décorée qu’Enhtuya aurait le droit d’habiter seule. Mais, guidé par la sagesse, il ne souhaitait nullement l’y contraindre, car il connaissait sa forte personnalité, son caractère insoumis. Et il savait que seule une âme consciente de ses sens et de ses dons pouvait devenir l’intermédiaire entre les hommes et les esprits et guérir les souffrances terrestres. Aussi fallait-il laisser le temps faire son œuvre. Car ici, dans la steppe, il possédait une tout autre dimension ; à la fois immobile et insaisissable, on lui prêtait ce pouvoir de réparation que seul éprouvait celui qui y voyageait en paix. Il arrivait cependant, parfois, qu’il sût aussi se montrer impitoyable.

Un jour pourtant, alors qu’elle venait de fêter ses dix-huit ans, Enhtuya annonça à ses parents sa volonté de partir pour la capitale et d’y entamer des études d’architecture qui, croyait-elle, étaient son unique chance d’accéder à une vie meilleure, moins pénible, et surtout plus exaltante. Le cœur gros, le regard triste, le père et la mère acceptèrent la décision de leur fille et, le jour du grand départ, ils la prirent dans leurs bras, ce qu’ils n’avaient plus fait depuis bien longtemps. Celle qui entre-temps était devenue une belle jeune femme, ambitieuse et sûre d’elle-même, leur fit promettre de ne pas se tourmenter pour elle. Il avait été arrangé qu’elle logerait chez une tante, et il ne lui arriverait rien, car elle savait se débrouiller seule et se sortir des mauvais pas. Et elle leur rappela la fois où, tentant son premier galop, elle avait chuté, désarçonnée par son cheval, mais s’en était tirée miraculeusement, comme protégée par une bonne étoile. 

Mais au moment de dire au revoir à Zaya, Enhtuya eut toutes les difficultés du monde à réprimer ses larmes. Les deux amies se dévisagèrent longuement, intensément, dans un instant de silence total, si solennel, que la steppe toute entière parut en frissonner. Zaya, d’une petite voix, demanda alors :

– Tu viendras nous rendre visite de temps à autre, n’est-ce pas ?

– Bien sûr ! Et jamais je ne t’oublierai, tu le sais, répondit Enhtuya avec des mots qu’elle souhaitait les plus justes possible.

Après une lente et magnifique étreinte, Enhtuya monta dans la voiture qui était venue la chercher et dans laquelle elle prit place.

Alors que celle-ci faisait route vers Oulan-Bator, elle contempla une dernière fois ces vastes étendues de plaines de la vallée de Darhat, où il ne se passait jamais rien d’inhabituel et dont elle avait fini par se lasser. Laissant divaguer ses pensées, elle se demanda avec curiosité à quoi allait bien pouvoir ressembler sa nouvelle existence, qu’elle espérait passionnante. Puis elle songea à Zaya, son amie de toujours, qu’elle n’avait pu convaincre de l’accompagner et à qui elle manquerait beaucoup, sans doute. Aussi lui souhaitait-elle de tout  son cœur d’avoir fait le bon choix, mais surtout et avant tout d’être heureuse, comme elles l’avaient été ensemble durant toutes ces années.

La piste accidentée du début avait fait place à une route goudronnée dont les bornes kilométriques défilaient avec monotonie. Enhtuya, qui s’impatientait d’arriver à destination, ôta alors l’amulette que lui avait offerte son père pour la préserver des dangers et qu’elle portait en pendentif. «Encore une de ces babioles de charlatan », pensa-t-elle avec amusement en la faisant disparaître dans une poche de son sac à dos. Elle n’en aurait plus l’utilité désormais, là où elle allait.

Après un long voyage, marqué par un silence pesant, apparurent enfin à l’horizon les abords de la ville. En les traversant, Enhtuya fut frappée par le désordre, par l’urbanisation chaotique qui y dominait, et d’où n’émanait pas la moindre once de chaleur humaine. S’y mêlaient en effet, sous une dense couche de poussière et de particules fines, yourtes, constructions précaires et bâtiments modernes. Ici et là, quelques lotissements, vestiges de l’ère soviétique, étaient laissés à l’abandon, exposés à l’action frontale du vent venant de la steppe. Au centre de la ville se côtoyaient, dans un contraste saisissant, les deux visages de la Mongolie ; les charmants petits temples bouddhistes et les gratte-ciel à l’imposante structure de verre et d’acier ; le passé et l’avenir.

Lorsqu’enfin on la déposa devant chez sa tante, elle fut surprise de l’accueil peu avenant que celle-ci lui réserva. Après une brève poignée de mains, elle alla payer le chauffeur, et Enhtuya eut tout le loisir d’examiner de près le modeste logis dans lequel résidait la sœur de son père, et que son maigre salaire d’infirmière lui permettait péniblement de louer. Petit bout de femme grassouillette, elle s’était établie dans la capitale, il y avait de cela plusieurs décennies, et, depuis lors, s’employait avec rigueur à la guérison des malades. Sédentarisée, elle avait fini par assimiler les a priori que de nombreux citadins nourrissaient à l’égard des nomades. Ainsi sa nièce n’était-elle, à ses yeux, qu’une douce rêveuse qui, en venant en ville, s’imaginait pouvoir mener une vie agréable et facile. Après l’avoir invitée à entrer, elle lui montra sa chambre, puis, sans dire un mot, se retira dans la cuisine d’où se dégageait le fumet d’un ragoût de bœuf. Pendant ce temps, Enhtuya disposa les quelques affaires qu’elle possédait dans l’étroite chambrette qui désormais était la sienne, humble havre d’un nouveau commencement.

Mais, très vite, Enhtuya comprit qu’Oulan-Bator n’était pas cet endroit où il faisait bon vivre, qu’elle s’était si souvent figuré. Certes, elle menait ses études avec application, et ses lacunes avaient pu être promptement comblées, à la plus grande satisfaction de ses professeurs. Cependant, les difficultés étaient innombrables, quotidiennement palpables. L’exode rural, qui arrachait les nomades à la steppe, qui les enracinait dans l’inconnu, avait été plus marqué encore après la chute du communisme et l’arrivée des capitaux étrangers. La ville, sous cet afflux massif de travailleurs, s’était ainsi retrouvée à l’étroit dans son espace originel, obligeant de nombreux arrivants à s’entasser dans des bidonvilles insalubres. La circulation automobile y était considérable, le tumulte assourdissant couvrait le chant enivrant des mantras et l’air impur participait à l’enlaidissement général.

 

 

Les habitants, quant à eux, semblaient apathiques, murés dans l’angoisse. Dans la rue les visages étaient figés, pressés par le temps. Beaucoup arboraient un masque de protection, dans le vain espoir de se prémunir contre les maladies respiratoires qu’apportait avec lui l’épais nuage de pollution enveloppant la métropole. Enhtuya, pénétrée de cette liberté à laquelle la steppe l’avait tant habituée, ne pouvait toutefois en saisir l’utilité, considérant cet usage comme parfaitement ridicule. Aussi se refusait-elle à suivre le mouvement, bien décidée à vivre sans aucune restriction, tel qu’elle l’avait toujours fait. Et puis, elle n’était point de celles qui se laissaient impressionner pour si peu, qui baissaient les bras au moindre obstacle. Fidèle à elle-même, elle choisirait la voie que lui soufflerait son instinct, ses désirs.

Parfois, dans sa studieuse routine, un sentiment de solitude venait tarauder ses pensées. Sa tante, toujours aussi rigide, était restée indifférente à ses tentatives d’engager la conversation. Alors, pour y remédier, elle se lia d’amitié avec un camarade d’études qui suivait les cours à la faculté d’informatique, et dont elle avait fait la connaissance lors du traditionnel bal de fin d’année. Ensemble, ils allaient se promener sur le campus de l’université ou flâner au bord de la rivière Toula en se jetant des regards à la dérobée. 

Puis, peu à peu, leurs fréquentations se firent plus répétées, plus intimes, et procuraient à Enhtuya une joie nouvelle, exaltante, qui venait égayer les longues et froides nuits d’hiver. Mais cette amourette d’étudiant prit soudainement fin, lorsque le jeune homme partit poursuivre ses études dans un prestigieux institut de Moscou. Absorbée par l’imminence de sa défense de maîtrise, Enhtuya n’eut toutefois point le loisir de s’attrister bien longtemps sur la perte de sa compagnie, et finit même par l’oublier.

Après cinq ans d’efforts et de sacrifices, Enhtuya acheva ses études d’architecture, et le diplôme tant convoité lui fut décerné avec mention. Dans la foulée des réjouissances qui suivirent, elle se vit offrir un emploi au département d’urbanisme, proposition qui l’honorait grandement et qu’elle accepta donc sur-le-champ, sans la moindre hésitation. Une fois installée dans le bureau qui lui avait été attribué, Enhtuya réalisa alors qu’elle avait atteint le but qu’elle s’était donné, qu’elle n’avait point trahi le serment qu’elle s’était fait à elle-même, enfant, dans cette steppe désormais si lointaine. 

Très vite, cependant, elle réalisa que le passage de la théorie à la pratique se révélait être plus ardu qu’elle ne l’avait supposé, et qu’il lui fallait en premier lieu acquérir cette expérience qu’il lui faisait défaut. Ainsi, les premiers temps furent difficiles, laborieux ; Enhtuya éprouvait de la peine à structurer, à définir les ébauches d’idées qui devaient préfigurer des plans de la nouvelle école prévue par la municipalité, projet auquel elle avait été appelée à contribuer. 

Ce fut durant cette période d’intense apprentissage, où son esprit demeurait fixé sur l’étude du futur ouvrage, qu’Enhtuya s’aperçut qu’elle attendait un enfant, conséquence de sa récente passade. Malgré les exigences de son métier et sa situation de célibataire, elle prit la décision de garder le bébé. La perspective de la maternité, toutefois, lui causait une certaine appréhension, car celle-ci devait inévitablement bouleverser son existence. Aussi fut-elle soulagée de voir cette crainte se dissiper quelque peu, lorsque sa tante, informée de la réjouissante nouvelle, se proposa de l’assister dans la difficile tâche de concilier son travail et son rôle de mère.

Touchée par cet élan de bonté, reconnaissante de cet appui inespéré, Enhtuya se vit contrainte de réviser l’opinion sur cette femme austère et autoritaire, restée vieille fille, qu’elle s’était forgée à son arrivée à Oulan-Bator.

Le chantier du nouvel établissement scolaire venait tout juste de débuter, quand, le jour du solstice d’été, Enhtuya donna naissance à un fils qu’elle prénomma Otgonbayar, « plus jeune joie » en langue mongole. Allongé dans son berceau, l’enfant, vigoureux et bien portant, prit son premier souffle, poussa ses premiers cris, sous l’oeil attentif de la jeune mère, qui espérait que cette date si particulière était d’un bon augure et signifierait, comme l’affirmaient les croyances de son peuple, une période lumineuse dans la vie future du nouveau-né.

Submergée de bonheur par la présence du petit Otgonbayar, Enhtuya s’accoutuma ainsi rapidement aux devoirs de la maternité et, avec sa tante, se relayait auprès de lui. Et, lorsque son emploi du temps le lui permettait, elle s’en allait le promener à travers la ville, faisait halte à la bibliothèque publique pour lui montrer de belles images dans les nombreux livres pour enfants et, s’attardant dans un café, dégustait un verre d’aïrag, une boisson à base de lait fermenté, très appréciée en Asie Centrale. 

Cependant, les années passant, Enhtuya se sentit prise dans une routine pesante qui l’étouffait peu à peu. Ses projets d’architecture s’enlisaient, compromis par les nombreux obstacles qui se dressaient devant elle. Ses maquettes, si aisément refusées, étaient qualifiées d’absurdes ou tout bonnement d’irréalisables. Sans parler des budgets qui, une fois les travaux en cours, ne correspondaient plus qu’à la moitié voire au tiers du montant prévu initialement. En outre, on lui imposait bien souvent la réalisation d’immeubles locatifs bon marché, qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux blocs communautaires érigés sous Staline. Et, malgré son esprit combatif, elle n’avait alors pas d’autre choix que de ravaler sa rancoeur, sa colère, et d’accepter ce qu’elle considérait pourtant comme un affront fait à son intuition artistique, à sa sensibilité socioculturelle héritée de ses racines nomades.

Mais le quotidien lui réservait néanmoins une échappatoire bienvenue. Chaque soir, en effet, au couché du soleil, aussitôt Otgonbayar endormi, elle quittait le domicile familial et se mettait en chemin, laissant derrière elle le souvenir d’une journée éreintante. De rares lumières scintillaient dans les foyers des quartiers populaires, et de maigres chiens, affamés, erraient à la recherche de quelque carcasse délaissée. Parvenue dans la cour de l’école, elle s’assaillait sur un banc. Elle restait là, seule, dans la quiétude du crépuscule, à admirer cette œuvre collective, cette construction pavillonnaire, faite tout en bois, dont elle était si fière et qui, désormais, abritait le savoir, la transmission des connaissances. Apaisée, elle songeait à ces centaines d’élèves qui, tous les jours, la peuplaient de leurs rires, de leurs cris de joie, et un grand contentement faisait alors rayonner son beau visage. Dans peu de temps, son fils irait lui aussi fréquenter ces salles de classe, et s’efforcerait de déchiffrer les lettres inscrites au tableau noir. Se persuadant que tout se passerait pour le mieux, elle formait le vœu de le voir s’y épanouir.

À la nuit tombée, cependant, elle ne s’attardait jamais longtemps et se hâtait alors sur le chemin du retour.

Tandis que s’achevait sa deuxième année scolaire, Otgonbayar tomba subitement malade ; il se mit à tousser et à ressentir des douleurs à la poitrine. Estimant qu’il ne pouvait s’agir que d’un banal refroidissement, Enhtuya le força à rester alité quelques jours, certaine que cela passerait rapidement. Et, de fait, son intuition semblait se confirmer, puisque le garçon, heureusement, fut vite sur pied.

Mais cette rémission, hélas, ne dura guère, et le malheur s’attacha à ses pas. Les efforts physiques prolongés devenaient pour lui un véritable calvaire, et c’est avec un cœur rempli d’inquiétude qu’Enhtuya assista, démunie, à sa première crise respiratoire qui survint de manière aussi brutale qu’inattendue. Alors qu’il jouait dehors avec ses amis, Otgonbayar sentit soudain ses poumons se fermer, lui refusant cet oxygène si indispensable à la vie. Enhtuya, alertée par les cris de ses camarades, accourut auprès de son fils en détresse. Inquiète, ne sachant que faire, elle le souleva dans ses bras et se pressa de rentrer à la maison, comptant sur les conseils avisés de sa tante en matière de santé.

Cette dernière parvint à estomper la crise à l’aide d’un inhalateur de secours. Mais elle surprit alors sa nièce en déclarant qu’il était tout à fait inutile de se rendre chez un médecin pour s’entendre dire qu’il s’agissait là de symptômes courants chez de nombreux habitants de la ville, et que l’on ne pouvait pas entreprendre grand-chose pour les soulager.

– Que dis-tu là ! s’exclama Enhtuya abasourdie. Otgonbayar a besoin d’être soigné, et tu le sais mieux que quiconque, toi qui es infirmière !

– Tu y perdrais ton temps, je t’assure. Crois-en ma longue expérience ! rétorqua sa tante en tentant de la raisonner. Mais je connais un chamane qui se penche sur ce type de maladies, et à qui tu pourrais t’adresser.

Enhtuya, qui s’était promise de s’affranchir de toute forme de superstition, ne voulut d’abord rien entendre de cette proposition. Cependant, voyant que l’état de santé d’Otgonbayar demeurait préoccupant, elle décida finalement de se faire violence et l’emmena chez le guérisseur en question. 

Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un personnage jeune, habillé à la mode occidentale, et qui ne ressemblait en rien à son père. Après avoir écouté avec attention ce qu’Enhtuya avait à lui dire au sujet de son fils, il observa un bref silence, permettant ainsi à son esprit de se concentrer sur lui-même. Puis il prit alors la parole : 

– Votre enfant éprouve les conséquences des dommages que les êtres humains s’infligent à eux-mêmes. Le nuage de pollution, qui est la cause de ses maux, résulte de phénomènes sur lesquels nos pouvoirs ne peuvent avoir d’influence. Aussi mon intervention serait-elle vaine si votre fils devait rester exposé aux effets néfastes de l’environnement urbain.

Les explications du chamane, quoique limpides, plongèrent davantage encore Enhtuya dans le doute et la perplexité.

– Que puis-je faire alors pour l’aider ? demanda-t-elle avec insistance.

– Le mieux serait de quitter Oulan-Bator et de retourner dans la steppe. Car vous y êtes née, n’est-ce pas ?

– En effet. Ma famille est nomade, et mon père est chamane lui aussi, confirma Enhtuya, consciente que son interlocuteur l’avait vue dans son songe.

Ce dernier semblait à nouveau perdu dans ses pensées, quand tout à coup il l’interrogea sur son équilibre personnel :

– Auriez-vous récemment ressenti des tremblements ou été victime d’évanouissements ?

– Décidément, on ne peut rien vous cacher ! répondit-elle. Mais ce n’est rien, juste le surmenage et les soucis.

– Vous vous trompez, objecta le chamane en esquissant un sourire bienveillant. Ce sont là les signes que votre esprit électeur vous a visitée et qu’il vous a choisie pour assumer une fonction de chamane.

– Mon Dieu, est-ce possible ! s’écria Enhtuya, ébranlée par ces dernières paroles. Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ? demanda-t-elle en désespoir de cause.

– Absolument ! Mais il ne vous faut point voir cela comme une malédiction. Le mal qui frappe votre fils n’est autre chose qu’une mise à l’épreuve ; vous seule pouvez ainsi le sauver, ce qui vous rendra d’autant plus forte face aux défis qui vous attendent.

Après quelques mots d’empathie et d’encouragement, il prit congé d’Enhtuya en lui remettant un petit livre traitant des plantes médicinales.

Ressassant ce que lui avait dit le chamane, Enhtuya ne put trouver le sommeil cette nuit-là. Elle savait parfaitement qu’il était inutile de remettre à plus tard une décision aussi importante. Ces réflexions, cependant, posaient un problème de taille : celui de l’acceptation de la vérité. Et pourtant, elle devait se rendre à l’évidence ; elle ne pouvait plus continuer ainsi. Elle avait tenté avec une volonté proche de l’acharnement de s’intégrer dans une ville qui, malgré les nombreuses opportunités qu’elle offrait, ne lui inspirait en réalité que dégoût et antipathie. Alors, elle prit conscience à quel point, dès son arrivée, ces lieux lui avaient paru étrangers, hostiles, l’empêchant de s’y considérer comme chez elle.

Au fond d’elle-même brûlait un ardent désir de vivre. Or ici, à Oulan-Bator, où les difficultés semblaient surgir à chaque coin de rue, où la maladie ne laissait à Otgonbayar aucun répit, l’infortunée jeune femme se sentait vide, à bout de forces. Mais elle devait penser à la vie, à l’amour, au bonheur, à la guérison de son fils. Aussi ne lui restait-il d’autre choix que de partir, de retourner auprès des siens, dans cette steppe dont elle s’était jadis détournée, bercée d’illusions.

 Ainsi, de bonne heure le lendemain, Enhtuya fit ses adieux à sa tante en lui expliquant les raisons de son départ impromptu, et en la remerciant de son dévouement. Accompagnée d’Otgonbayar, aux yeux encore à demi clos, elle se rendit alors à la gare pour prendre le train qui devait les conduire en direction du nord. Ils prirent place dans un compartiment inoccupé. Assise à la fenêtre, Enthuya regardait défiler les faubourgs malsains d’une ville qui, en fin de compte, n’avait été qu’une étape d’un voyage, du voyage de la vie.

Après de longues heures de route, le convoi atteignit une petite ville de province où, après qu’ils furent descendus, Enhtuya fit l’acquisition d’une robuste monture, une jument au pelage tacheté, pour parcourir le reste du trajet jusqu’au campement des yourtes. Immédiatement, elle entreprit de gagner sa confiance en lui prodiguant d’affectueuses caresses, puis, avec d’infimes précautions, elle installa Otgonbayar sur son dos et lui enfila un épais bonnet de laine pour le protéger du vent qui, balayant les plaines inhabitées de la steppe, pouvait être glacial. Une fois en selle, elle murmura quelques mots doux à l’oreille de l’animal, qui aussitôt adopta un trot contenu.

Mais Enhtuya ne put résister bien longtemps à l’appel grisant du galop. Avec la même fougue qu’autrefois, elle poussa sa bête en avant dans un fracas de sabots. Et, à cet instant, elle retrouva cette joie, cette sensation de pouvoir chevaucher librement qui lui était si chère, et qu’elle ressentait alors comme une délivrance. 

Enhtuya, tenant fermement son fils par la taille, galopait à bride abattue à travers une nature intacte, d’une rare beauté, quand, au loin, se dessina le groupement familier des yourtes. À leur vue, elle sentit son cœur chavirer d’émotion ; après toutes ces années d’éloignement, elle allait revoir ses parents, et aussi Zaya. Cependant, elle désirait limiter les effusions sentimentales lors des retrouvailles, projetant de poursuivre sa chevauchée et de rejoindre les monts Altaï, qui bordaient la vallée de Darhat. En prenant ainsi un peu de recul,  en se retirant là où personne ne viendrait l’importuner, elle pensait trouver les conditions idéales pour mettre en application quelques-unes des recommandations du chamane, dans l’espoir de ramener Otgonbayar à la santé.

À peine Enhtuya avait-elle posé le pied à terre, que la petite tribu des nomades se pressait autour d’elle, l’entourant d’attention. Un peu en retrait se tenait Zaya, qui patiemment attendait son tour. Quand leurs regards enfin se furent croisés, les deux jeunes femmes se turent, laissant la lueur de leurs yeux se faire le reflet de leurs âmes, qui exprimaient l’immense gratitude, la profonde amitié qu’elles avaient l’une envers l’autre.

Rompant finalement leur silence, Enhtuya fit part à Zaya des récents événements qui étaient venus ponctuer ses derniers jours à Oulan-Bator. Bouleversée par les misères de son amie, celle-ci se mit à verser des larmes de compassion. Mais, déjà, Enhtuya s’empressait de la rasséréner en lui assurant que tout rentrerait dans l’ordre et qu’il fallait garder foi en l’avenir. 

Sur ces mots, elle laissa alors tout ce petit monde et se dirigea vers la yourte de son père. Appréhendant cet instant, elle rassembla son courage, puis pénétra à l’intérieur. Le vieil homme était assis dans son fauteuil, recouvert d’une peau de mouton, et paraissait l’attendre.

– Ainsi donc le temps est venu, dit-il en la voyant s’avancer d’un air résolu. 

– Oui, père. J’ai fini par comprendre que ma place était ici, que je ne pouvais échapper à mon destin. Et je viens aujourd’hui solliciter votre approbation, lui répondit Enhtuya avec déférence. 

Les yeux du vieux chamane s’illuminèrent, sa joie se lisait sur son visage émacié, creusé de rides. Il se leva lentement et posa affectueusement ses mains calleuses sur les épaules de sa fille.

– Toutes ces années, je n’ai fait qu’espérer ton retour, que tu viennes pour me succéder, lui avoua-t-il alors. Car, vois-tu, mes forces m’abandonnent un peu plus chaque jour, et j’aspire désormais à un repos qui me tend les bras. Aussi je me réjouis de ton choix, que je sais mûrement réfléchi !

Il se retira ensuite au fond de la yourte pour y prendre ses accessoires qui, pour la première fois au sein d’une longue lignée, serviraient une femme.

– Mais avant toute chose, je pars pour quelque temps, lui annonça Enhtuya avec une pointe d’hésitation dans la voix, lorsqu’il reparut les bras chargés du tambour, du bâton, de la pelisse et d’une fine pipe en bois. Le petit est malade, et l’air pur des montagnes lui fera le plus grand bien.

– Tu as parfaitement raison ! abonda-t-il dans son sens. Et puis, là-bas, les esprits veilleront sur vous. Allez, va ! Et reviens nous vite !

Ayant ainsi obtenu l’appui paternel, Enhtuya se sentit raffermie dans son dessein et quitta la yourte. Elle arracha Otogonbayar à la sollicitude générale, remonta à cheval et repartit à vive allure.

En chemin, elle s’arrêta ça et là en quête d’herbes médicinales, que les contreforts de l’Altaï offraient avec une si généreuse profusion. En s’aidant du manuel que le jeune chamane lui avait donné, elle réussit à repérer les espèces dont elle avait besoin. Après en avoir cueilli une quantité suffisante, elle poursuivit sa route en remontant le lit d’une petite rivière aux nombreuses cascades jusqu’au moment d’atteindre un replat qu’elle jugea assez accueillant pour y passer la nuit. Sans plus attendre, elle descendit de sa monture avec la légèreté et l’aisance qui la caractérisaient, puis aida Otgonbayar à faire de même et l’envoya puiser de l’eau pour le thé.

Tandis qu’elle montait la petite tente qu’elle avait emportée avec elle, Enhtuya se revit à Oulan-Bator, au milieu de ses plans et maquettes, dont avaient résulté certains bâtiments parmi les plus sophistiqués de la ville. Elle réalisa alors tout ce que pouvait signifier la yourte dans l’existence des siens. Abri rustique et pourtant si coloré intérieurement, si plein d’intimité et de chaleur humaine, foyer dont l’assemblage se révélait subtil et complexe, ce mode d’habitation ancestral symbolisait l’entraide, nécessitait l’harmonisation parfaite des efforts conjoints de tous. Et aucune autre construction, aussi moderne et équipée fusse-t-elle, n’eût été un substitut valable à ce lieu que les nomades considéraient comme un refuge spirituel.

Parvenue à ses fins, Enhtuya s’efforça ensuite d’allumer un feu car il se faisait tard, et déjà le soleil disparaissait derrière les montagnes. Elle appela alors son fils auprès d’elle, et le garçon s’avança lentement, avec circonspection, intimidé par les hautes flammes du brasier et le crépitement du bois qui brûlait avec vivacité. Lorsque le flamboiement se fut adouci, Enhtuya jeta dans le feu les herbes qu’elle avait minutieusement sélectionnées.

– Il te faut t’approcher plus près et inhaler les fumées, cela calmera ta toux, l’encouragea-t-elle gentiment.

Otgonbayar, fasciné par le scintillement des braises, hésita un instant, puis se décida à obtempérer, inspirant profondément. Il eut alors un mouvement de recul et éternua fortement sous l’effet des plantes.

– Ça pique le nez ! se plaignit-il, secoué par une gêne désagréable.

– Ce n’est rien, cela passera. Dans quelques jours, tu pourras à nouveau respirer normalement, le rassura Enhtuya, convaincue de l’efficacité de sa thérapie.

Quelque part dans les arbres, une chouette poussa un ululement inquiétant. Apeuré, Otgonbayar cessa ses inhalations et courut se serrer dans les bras de sa mère, qui se mit à le bercer doucement en lui expliquant qu’il n’avait pas à craindre les bruits de la nature, que chacun d’eux avait son importance et qu’il devait apprendre à les reconnaître. Se remémorant les paroles d’une vieille chanson, Enhtuya commença alors à fredonner un air qui évoquait pour elle maints souvenirs de son enfance dans la steppe. Sa voix, belle et apaisante, eut l’effet escompté, et Otgonbayar, vaincu par la fatigue, ne tarda pas à s’endormir. L’observant ainsi blotti contre elle, elle remarqua que, pour la première fois depuis le début de la maladie, ses traits étaient détendus, harmonieux, propices à un sommeil paisible et réparateur.

Ainsi, ce changement d’environnement ne pouvait qu’être bénéfique et mener vers la guérison, Enhtuya le savait. Mais il lui faudrait se montrer patiente, indulgente aussi, comme l’avait été son propre père, et ne point brusquer le long et difficile apprentissage de la vie nomade, dans lequel son fils allait devoir s’engager. Aussi serait-elle là, à ses côtés, si d’aventure il venait à désirer son soutien.

Enhtuya, cependant, devait, elle aussi, acquérir certaines connaissances et aptitudes qui feraient d’elle une femme chamane accomplie, et pour cela poursuivre son initiation. Le voyage de l’âme en particulier était une étape cruciale dans l’élévation du chamane ; car lui seul assurait le concours des esprits auxiliaires, appelés à insuffler forces et pouvoirs au futur guérisseur. 

Enhtuya porta Otgonbayar jusqu’à la tente, où elle le couvrit soigneusement d’une épaisse couverture. Puis elle retourna s’asseoir près du feu, qui jetait ses dernières chaleurs. Elle remplit sa pipe avec les herbes qu’elle s’était réservées, l’alluma et en tira de longues et savoureuses bouffées. Par terre à ses côtés se trouvaient le bâton et le tambour de son père, prêts à l’usage. Une fois que son âme aurait pénétré le monde des rêves et des visions, elle pourrait alors accomplir le rituel de purification et se mettre en rapport avec les esprits de la nature. Et, guidée par leur enseignement, elle endosserait ainsi avec détermination, mais aussi avec toute l’humilité qui était la sienne, la noble tâche de son père et la responsabilité de mener sa famille et celle de Zaya sur les éternels chemins des nomades, qui, elle le pressentait, ne manqueraient pas d’être semés d’embûches.

Dans la nuit, le silence le plus complet dominait les alentours. Enhtuya se remémora les paroles que son amie lui avait exprimées à son retour : « Je suis si contente que tu sois à nouveau parmi nous. J’ai toujours su, au fond de moi-même, que tu reviendrais, un jour, dans la steppe ». Une douce félicité l’enveloppa. « Quelle plus belle preuve d’amitié aurait-elle pu me donner que ces mots d’une profonde sincérité » ? songea-t-elle, avant de sombrer, insensiblement, dans cette forme de transcendance dont seul un petit nombre d’hommes et de femmes connaissait le secret.

@Kevin Despond

Kevin Despond par lui-même: Né à Genève en 1988, il baigne dans un univers bilingue avant de suivre l’entier de sa scolarité à Nyon, où il obtient son diplôme de maturité en option mathématiques et physique. Après un séjour linguistique en Angleterre, il se lance dans des études à l’EPFL, durant lesquelles il effectue une année d’échange Erasmus à Munich. Titulaire d’un Bachelor en ingénierie de l’environnement, cet amoureux de la nature est également un passionné de l’Asie centrale, de ses cultures et religions, grand admirateur d’Ella Maillart et de Nicolas Bouvier, dont il dévore les écrits. Ce texte constitue l’aboutissement littéraire de sa réflexion autour de la pensée orientale, de l’importance intrinsèque de la nature et de la conservation de ses écosystèmes (cf. « L’éveil des consciences », revue culturelle choisir, octobre 2020).

 

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