Le Passe Muraille

Ezra Pound et la fille de l’astronome

 

À propos d’un couple de légende et de ses constellations poétiques,

par Christophe Calame

Hilda Doolittle (1886-1961) était la fille du professeur d’astronomie de l’Université de Pennsylvanie. Elle avait quinze ans en 1905. Au cours de la fête d’Halloween, elle rencontra un garçon de 16 ans aux cheveux blonds coiffés verticalement au-dessus de sa tête, vêtu d’un caftan vert acheté à Tanger. Ébouriffée, parfois négligée, toujours surprenante, Hilda préféra Ezra Pound aux garçons qui dansent bien. Elle allait se cacher avec lui dans une cabane d’enfant perchée sur un arbre.

Ce drôle de garçon chevelu sortait d’une maison en planches de la grande prairie de l’ Idaho, mais se gorgeait de toutes les littératures romanes et, quand il ne lui faisait pas la lecture des œuvres de William Morris, célébrait sa belle dans le style troubadour. Ainsi dans un cycle de poèmes de jeunesse récemment traduit Le livre de Hilda, cette vision de «Li Bel Chasteus» à l’abri duquel les amoureux séjournent parmi les dieux et les druides, et considèrent de très haut les activités bourgeoises qui se font en contrebas des remparts.

Ezra, on le devine, ne faisait guère le bonheur des parents d’Hilda. Mais le père de la jeune fille, absorbé par l’ observation nocturne des étoiles, ne se manifestait guère… et le moyen de résister à Pound, qui, selon Hemingway, était capable de fonder un mouvement littéraire par semaine pour et défendre les œuvres de ses amis ? Pour les poètes, l’ Amérique est un théâtre trop mesquin – rappelons que Pound a grandi dans le monde des romans d’Henry James ! – et le besoin de liberté et de vieille culture emporte les amoureux vers l’ Ancien monde (toujours tellement plus nouveau dans le fond).

A Londres, Ezra et Hilda à la fois séparés et unis par leur amour à la fois profond et intermittent se retrouvent à la fois dans le silence du British Museum et dans les réunions confuses et véhémentes des milieux d’avant-garde. Comme pour Rilke, venu d’un tout autre horizon, il aura fallu aux deux poètes américains cette expérience cosmopolite, à travers toutes les langues, pour devenir des poètes de l’ Europe et peut-être du monde. Pound débaptise Hilda et lui donne son nom de plume: H.D. Elle raconte ses intrusions dans sa vie privée, ses colères (à la clinique, ou à Victoria Station quand elle allait partir en voyage avec son amie intime). Mais la colère de Pound la ramène à cet étrange amour qui a fait d’elle un écrivain.

Dans les années 20, Pound se démène à Paris, au milieu des manifestes ravageurs, des écrivains névrosés et alcooliques, tandis qu’Hilda voyage avec une amie fortunée (elle passera à Vienne le temps d’ une analyse avec Freud). Pendant la guerre, – tandis qu’ Hilda subit les bombes d’Hitler à Londres – Ezra théorise sur la rente foncière à la radio de Mussolini, dans les émissions destinées aux Américains, se déclare fasciste par haine de l’ «usure» et paraphrase les idées politiques de Dante en attendant de devenir tout à fait un personnage de la Divine Comédie: enfermé par les Américains dans une cage sur les docks de Pise, en attendant son embarquement !

On jugea ensuite prudent de soustraire Ezra à la prison en le plaçant en clinique psychiatrique, et c’est à l’annonce de sa libération qu’Hilda écrira ce journal crypté de leur amour qu’est La Fin du tourment, la réponse à un demi-siècle de distance au Livre d’Hilda écrit dans une cabane américaine.

Comme dans les Élégies de Duino là encore, Pound dans ses Cantos a amplifié son expérience personnelle aux dimensions du cosmos, et l’histoire universelle aux dimensions du mythe. A travers les généraux chinois, les politiciens florentins, les troubadours provençaux et les poètes latins, c’est toujours Pound lui-même qui revient, étrangement costumé (on est bien loin du caftan vert des débuts pennsylvaniens !), qui reparaît masqué mais aussi grandi. La subjectivité bourgeoise, si tendrement et si férocement disséquée par la génération d’Henry James, est alors mise en pièces, volatilisée, jetée aux quatre vents, par le retour d’anciens fragments de culture qui la dépassent infiniment et rappellent les grandes cosmologies qui ordonnaient l’ homme au monde et la parole au poème ou à l’idéogramme.

Hilda Doolittle, elle aussi a fini par choisir le mythe. Elle publie en 1961 son plus beau poème, Hélène en Égypte, où Hilda rencontre peut-être Ezra mais à travers Hélène et Achille, sur cette terre nue d’Égypte dont Hélène n’ est jamais partie, – car c’était un fantôme, un leurre qui, sur les remparts de Troie, poussait les Grecs au carnage. Achille, trompé dans ses espérances héroïques, est en colère contre Hélène – qui, elle, est amoureuse de cette colère : «Je ne veux pas oublier sa colère, non seulement parce qu’ elle amena Hélène à dormir dans ses bras, mais parce qu’il fut, en tout cas, vaincu; s’ il l’ étrangla et la jeta aux vautours, cependant il avait perdu et ils avaient perdu – les Seigneurs de la guerre de Grèce»

Autour de Pound en cage, les ombres des généraux chinois, des poètes latins et des autres troubadours d’avant-garde attendaient peut-être aussi leur embarquement pour la clinique psychiatrique. Ils avaient perdu, les seigneurs de la guerre des livres.

Ch. C.

H.D. (Hilda Doolittle), Hélène en Egypte, Le jardin près de la mer, Fin du tourment (suivi du Livre de Hilda d’Ezra Pound), tous trois trad. J.-P. Auxéméry, La Différence.
Ezra Pound, La Kulture en abrégé, trad., Yves di Mano, La Différence. Cf. aussi la grande étude détaillée d’Humphrey Carpenter, Ezra Pound, biographie, trad. J.-P. Mourlon, Belfond 1992. Les éditions Des Femmes ont publié trois récits autobiographiques de H.D.: Hermione (trad. Claire Malroux, 1986), Dis-moi de vivre (id., 1987), Le Don (id., 1988).

(Le Passe-Muraille, No 67-7, mai 1993)

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