Le Passe Muraille

Excursions profitables

 ©Robert Doisneau, Le Baiser

Un inédit de Fabrice Pataut 

Si je dois partir seul dans les rues de Paris, un baiser, toujours, me monte aux lèvres. Je prends un petit livre avec moi au fond de ma poche, meilleur qu’un poignard à la ceinture, meilleur que l’encre de la seiche qui crache son nuage noir. Le baiser me dessine souvent une bouche entrouverte qui frémit à peine. Il me brûle un peu. Je ne voudrais rien tant que m’en défaire, le poser quelque part : une main, une nuque, d’autres lèvres. Quand j’allais autrefois par ces rues, les mêmes exactement, j’étais bien généreux. Je procédais sans souci le nez au vent vers la chambre où l’on l’attendait mon baiser. Ou alors était-ce un vestibule, un escalier. C’est sans grande importance. J’avais le sourire. Les passants se disaient que j’étais chanceux pour être aussi prodigue. On se retournait. Je n’avais rien à offrir, j’étais tout à mes affaires personnelles. Je refermais la porte derrière moi une fois arrivé chez mon petit amour bien frais, et pouf ! le tour était joué.

Aujourd’hui que je sens le baiser frissonner comme un fantôme, un livre me protège. Si je croise un passant qui pourrait le mériter, je vérifie que je ne l’ai pas oublié. Je le serre contre moi à travers le tissu pour qu’il m’empêche de faire une bêtise. Un rien suffirait. C’est un volume assez mince, rarement plus d’une centaine de pages, de préférence poétique.

 

 

Le baiser qui me tient comme ça en laisse est toujours le même. Sa chair est souple. Il est jeune, athlétique, voudrait paresser. Si la personne élue se présente à côté de moi au feu rouge, au fond du café, dans le reflet d’une vitrine, que sais-je… tout de suite j’attrape Une saison en enfer au fond de ma poche, et même Bouquets et prières parce que je me dis que Desbordes-Valmore me sera autant que Rimbe d’un grand secours. Elle a quand même sa rue dans le seizième. Verlaine aimait ses vers tristes. J’ai besoin d’assistance, de passer la camisole. Alors qu’avant…

Je confie tout ça en vrac à V., l’autre jour, au lendemain d’étourdissements qui m’ont obligé à m’asseoir sur un banc. « C’est fichu n’importe comment, cette affaire », me renvoie-t-on.

« Pas du tout, que je réponds. Tout ça, c’est parce que je suis comme la libellule. Je peux voir devant, derrière, à droite et à gauche en même temps sans tourner la tête. Rien ne m’échappe, rapport au baiser en particulier. Tu sais lequel maintenant… toujours le même, celui qui ne me quitte pas depuis l’enfance — la plus tendre, comme on dit. Je sens venir les impétrants. Je les dévisage sans qu’ils s’en doutent. »

V., si bien élevée, sourit sans excès, les jambes croisées comme il faut, repose sa tasse. Je poursuis.

Pas plus tard qu’hier, quai de la Mégisserie, puis quai de Gèvres, c’était tout à fait comme il y a un nombre important d’années avec J.-M.

V., du coup, m’écoute vraiment, reprend même une gorgée. Le nombre à deux chiffres l’amuse.

Nous marchons donc de nuit le long des quais vides l’année propice de ma rencontre avec J.-M. Il n’y a personne pour le baiser que je voudrais donner, sinon J.-M. qui l’accepterais volontiers. Sans Rimbe dans la poche, sans secours ni filet, toute mon affection glisse dans son cou au feu rouge. J.-M. prend un petit air gêné ravissant qui découvre une incisive centrale légèrement inclinée. Ça lui donne aussi une fragilité, cette dent pas tout à fait en place que papa-maman ont laissé aller de travers sans penser au dentiste. Je les félicite toute la nuit de cette incurie pour une bouche qui n’est rien d’autre qu’une merveille de douceur, à peine violette, dorée sous la lumière qui glisse par les claires-voies des volets quand le bateau-mouche passe, en bas, sur la Seine.

« Tu devais lire moins, à l’époque », fait V. en regardant sa montre.

Au contraire. Je lisais déjà beaucoup. J’étais fortement dissipé. C’est plutôt que les livres rangés dans la bibliothèque ne retiennent pas l’attention de J.-M. qui s’endort contre moi le dos découvert, les bras glissés sous l’oreiller. Il y a dans cette indifférence à la littérature une légéreté qui m’ôte un poids. La chair seule compte ce soir-là. Je m’endors à mon tour sans avoir lu quelque chose. Ça n’arrive jamais. J.-M. fréquente très peu ces bouquins qui sont mon autre faiblesse le temps de patienter entre J.-M. et les autres. C’est mieux comme ça. Tout se passe de mots : sa chemisette d’enfant, la médaille de baptême qui flotte dans le vide lorsque le torse est penché en avant.

Ce baiser-là s’est attardé longtemps. Je ne veux pas dire que j’embrassais J.-M. sur la bouche plus que nécessare. J’y pensais sans arrêt. C’était mental, à la fin. Quoique…… quelle fin puisque j’y suis encore ? Que dire de plus ? C’était mondialement exquis, étrange comme l’apple sauce sur l’oie de Noël la première fois à Londres.

Je ne suis jamais allé beaucoup plus loin. Sinon, j’aurais perdu mon temps à voiturer, wagonner et paqueboter tant et plus. Pourquoi faire, la province et l’étranger ? J’aime bien mieux ces promenades à pinces qui me valent d’essayer de nouvelles artères, toutes celles que je n’avais pas empruntées du temps que le baiser m’était si facile. Et mieux encore, les veinules et artérioles de Paris : la rue Boutarel, la rue Massillon, d’autres encore qui partent comme en étoile de l’île de la Cité et de l’île Saint-Louis.

C’est international, épidermique, « cette affaire », comme dit V. — un peu sottement, mais je ne lui en veux pas. C’est moi qu’invite. Nous repartons chacun dans une direction différente. Impossible d’avoir les pieds en dedans ou de bafouiller. Tout glisse ou souffle, c’est selon : le petit livre dans la poche, le quai, vert tendre comme l’herbe à la campagne, la Seine, en bas.

 

RÉPONSE RÉSOLUTIVE

À 

« EXCURSIONS PROFITABLES »

Par X. von Y.

Certains, vraiment, ne manquent pas d’air. Par exemple ceusses qui croient bien faire en rapportant des entourloupes. J’en tiens pour preuve ces « Excursions profitables » récemment refourguées en douce par dessus la frontière alpine, maintenant au chaud in Switzeurlande.

Je m’explique sur la fausse route. Car c’en est une, indéniablement, qu’a prise l’auteur en pensant mignoter ses lecteurs et même, qui sait ? ses lectrices, avec de très fades considérations sur un baiser  (petit b, mais bon, on sent que la majuscule démange tout du long) fantastiquement nostalgique.

Moi qui connaît J.-M. comme mon double, perpétuellement accablé par la pensée que son âme réside au frais dans l’autre monde, je ne peux m’empêcher de penser qu’une injustice lui a été faite avec cette affaire d’excursions.

L’enfance a bon dos. On voudrait que le baiser s’attarde depuis toujours, fleurisse aux feux rouges, qu’il y trouve ses lettres de noblesse. J’étais moi aussi quai de la Mégisserie, puis quai de Gèvres, cette nuit-là. Je vous le dit tout net : rien n’était facile, ni vert, ni tendre. J.-M. avait en tête une soirée dont l’accomplissement parfait devait être un mélange de foutre tiède et de chantilly fraîche à peine sortie du réfrigérateur. Faite maison. Pas question d’ersatz en bombe. Du vrai partout. Parvenus à leur fin, les deux cocos en firent, comme on dit, tout un fromage, alors que rien n’était plus simple. Comme souvent les inquiets, il leur fallait trouver une justification poétique à de basses manipulations culinaires. Pas dans le style pochade, qui aurait mieux convenu. D’où le Rimbaud… évoqué comme un copain de classe sous un patronyme atténué : Rimbe. Y’a vraiment de quoi pouffer.

Je précise : J.-M. avait la bouche merveilleuse, le verbe léger et un goût passéiste pour les turqueries. En fin de soirée, une parade cérémonieuse de vapeurs, d’exquis sourires et de dissipations violettes s’échappait de l’échancrure de ses chemisettes en Vichy. Y’avait du pays à voir. En direction des oreilles et des boucles brunes peignées à la main, mais aussi des aisselles musquées et, plus bas encore, de chaque côté du ventre, du côté des hanches — droites, princières, aux saillies très-discrètes.

On voudrait nous faire croire qu’un seul baiser suffit, qui serait partout identique de la naissance à la fin dernière. Je sais qu’un certain genre de baiser, pur et chaste, avait traîné sur les lèvres en question depuis trop longtemps. Ça lui pesait, comme on dit, au narrateur. Je le concède, why not ? Ce baiser-là est mort point finale aux alentours de la rue Boutarel. Laquelle part du quai d’Orléans comme une petite veinule (je cite) en quête de fraîcheur.

C’est en marchant le long du quai, tantôt en direction de la rue Jean-du-Bellay, tantôt en direction du pont de la Tournelle, que l’auteur d’ « Excursions profitables » l’a perdu pour toujours. L’ancien baiser avec ses fioritures historiques a été expédié dans l’au-delà sans prévenir. C’est un autre qui s’est posé sur J.-M. en assassinant le reste, un baiser si différent de tous ceux qui l’avaient précédé qu’aucun dédicataire n’aurait été dupe.

Nous nous sommes vus, J.-M. et moi, le lendemain de la soirée Chantilly, loin de l’île, loin du quai, loin de la chambre où le crime avait été commis. J.-M. me l’a dit avec au fond des yeux l’espoir de le recevoir encore : « j’ai bu un poison qui me trouble ». Et puis, comme je refermai la porte derrière moi, ajouta : « ou plutôt une liqueur, un parfum. »

J.-M. n’avait de cesse de le répéter dans les mois qui suivirent : « j’étais sans défense comme un papillon qu’on épingle sur une planche de liège. »

Une phalène qu’a trop bu. C’est drôle cette idée-là. Développez, aurait-dit le maître. Trop tard…

 

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