Le Passe Muraille

Les nuits lunaires du Docteur Tchekhov

Une nouvelle inédite d’Adriana Langer

Il fait nuit, et la calèche avance lentement sur la route cahoteuse. Anton Tchekhov rentre chez lui. Sa journée de travail a été longue. Ses jambes, posées sur le sol de la voiture, engourdies par le froid et la fatigue, sont comme des piliers qui s’enfonceraient peu à peu dans la terre fraîche. Ses bras pendent péniblement, inertes. Jamais auparavant il n’avait remarqué leur poids, un poids compact, inéluctable.

Dans cet épuisement hébété, il regarde la lune. Il intègre presque sans s’en apercevoir ses contours anguleux et sa douce luminosité, tel un demi-sourire penché dans l’austère ciel noir ; ainsi que le murmure des arbres et des branches qui, secouées par le vent, libèrent d’innombrables feuilles. Celles-ci s’envolent, l’effleurent par moments – elles sont sèches et rugueuses – ébauchent une danse que nul n’admire au sein de l’obscurité, avant de s’affaisser et s’étendre sur le sol gelé, couche froide où elles s’entassent, sauf lorsque, comme maintenant, les grosses roues usées d’une calèche les bousculent. Le hurlement lointain d’un chien interrompt brièvement les faibles bruits de la nature, puis à nouveau le vent froid, les feuilles qui tournoient…

Arrivé chez lui, il se déshabille et boit une tasse de thé chaud, presque brûlant. Il hésite à écrire – l’espace d’un instant quelque chose semble palpiter dans le lointain – mais non, il est submergé par la fatigue, demain peut-être.

Dans son demi-sommeil, les mèches blondes collées au front pâle et en sueur d’une fillette grippée alternent avec le crâne chauve d’un vieillard alité, mourant. Des bribes d’une improbable conversation entre le paysan à la jambe cassée et la vieille nourrice au cœur malade résonnent étrangement, avant d’être relayées par les pleurs saccadés d’un bambin. Puis la maman – mère de six enfants, une femme de vingt-cinq ans paraissant déjà grand-mère – dit que son fils a été emporté, que le diagnostic de fièvre typhoïde n’avait pas été fait. Elle parle doucement, ses reproches même sont empreints d’une tristesse résignée – et le médecin se réveille en sursaut, le cœur battant précipitamment. Non ! Ce garçon n’avait qu’une rage de dents. Le cas de fièvre typhoïde, c’est la semaine passée qu’il l’avait vu. La mère lui avait fait parvenir un mot lui demandant de retourner voir l’enfant, qui restait fébrile. Il s’apaise, se détend. Il irait lui rendre visite demain.

***

Un soir d’août. L’air dehors est frais, mais d’une fraîcheur d’été, douce et bienfaisante. Anton Tchekhov est assis à son bureau et a ouvert la fenêtre afin d’oublier quelques instants l’agitation bruyante et échauffée de la maison. Son père, comme à son habitude, récite des textes religieux devant sa mère, auditrice d’une patience inouïe. Une boîte à musique joue un refrain au son métallique se répétant sans cesse, qui ne parvient pourtant pas à calmer les cris du petit enfant dans la chambre à côté. La dispute entre son frère et sa femme connaît des crescendos soudains suivis tantôt de menaces tantôt de pleurs. Une gifle sonore – un silence comme étonné, suivi de paroles doucereuses, insistantes, puis de pleurs intercalés de rires et baisers. La chute d’un verre, des chaises branlantes qu’on pousse.

Il bouche ses oreilles de ses index, appuie fortement dessus jusqu’à ce que bruits et cris s’estompent… mais ceux-ci réapparaissent aussitôt, à peine atténués, car sa main droite s’est emparée du stylo et a commencé à écrire. Son stylo convoque – aspire, tel un vide insatiable – hommes, femmes, enfants, vieillards, les extirpe de leur vie ou de leur mort, de leurs chagrins, joies et maladies, de l’alcool, de leurs crimes, tendresses et passions.

Ainsi ce meurtrier avec lequel il s’était entretenu à Sakhaline et dont le visage, parmi les milliers qu’il avait vus, s’était gravé en lui. Un visage rectangulaire, tout en angles, comme s’il avait été sculpté à coups de hache, les pommettes osseuses, des arcades sourcilières saillantes, couvertes d’épais poils noirs, des mâchoires solides, un grand menton dépourvu de barbe, et des yeux petits, enfoncés dans les orbites. Dans tout ce visage une brutalité non dissimulée ; et pourtant, lorsque Anton Tchekhov s’était levé pour partir, cet homme massif s’était lui aussi levé – on l’aurait dit saisi d’un regret. Il avait regardé autour de lui comme s’il avait voulu lui offrir quelque chose, ou lui faire remarquer quelque objet étonnant afin de le retenir quelques instants de plus ; mais il n’avait rien trouvé de remarquable dans sa pièce grise aux murs nus, sans recoin, sans surprise, sans souvenirs. Il avait serré ses poings de colère en le raccompagnant à la porte. Tchekhov avait alors posé une question sur sa santé, mais déjà l’homme s’était renfermé, ses traits n’exprimaient à nouveau plus que la dureté.

Chez un autre, petit et malingre, des yeux bougeant sans cesse contrastaient avec l’immobilité des muscles de son visage. Cette frugalité d’expression était un des premiers réflexes acquis par les bagnards en arrivant à Sakhaline. Ici les maîtres-mots étaient : méfiance (toute personne, en pratique, étant un potentiel ennemi, il était vital de cacher ses émotions) et épargne (des biens comme des forces, qui deviennent vite rares). Tchekhov y devine également une sorte de mimétisme inconscient avec la froideur figée dominant l’île : avec les années, les chaînes imposées par la loi pour retenir ces prisonniers à Sakhaline s’incrustaient pour ainsi dire dans leur propre chair, s’alourdissant d’un poids supplémentaire.

Un homme plus jeune, d’abord loquace, visiblement satisfait de pouvoir enfin s’épancher, se plaindre tout son soûl des conditions pitoyables de sa vie, devient peu à peu nerveux, laissant s’installer de longs silences. En parlant, le bagnard prend lui-même davantage conscience de sa misère ; il a hâte de retrouver la rudesse de ses compagnons et l’alcool. Tchekhov comprend que c’est le moment de partir : cet homme lui a dit tout ce qu’il voulait lui dire, il est impatient de ne plus le voir (comme un médecin qui annonce une mauvaise nouvelle se voit parfois rejeté par son patient ? se demande-t-il, se rappelant d’anciennes consultations qui paraissent situées dans un autre espace/temps).

Tchekhov se lève, lui tend la main. L’autre hésite, abasourdi, mais il n’a pas le temps de réagir et se soumet. Personne ne lui a serré la main depuis des années. Il se demande, en fermant la porte derrière lui, pourquoi un homme de la ville si bien élevé, si bien habillé, se penche sur son cas et celui des autres détenus (il a entendu dire que Tchekhov aurait la bizarre intention de les recenser tous). Ne serait-il pas fou, en fait ?

La détresse de ces hommes est bien plus vaste qu’eux-mêmes ne réalisent. Une forme de lassitude, d’habitude, les anesthésie quelque peu. Et Tchekhov connaît le développement inexorable des maladies qui ne seront pas traitées, les carences de toutes sortes, les gelures et brûlures cutanées qui ne pourront pas cicatriser.

Puis, comme pour contrebalancer Sakhaline, sa mémoire fait surgir deux jeunes amoureux qui, se croyant à l’abri des regards dans l’allée d’un jardin, s’enlacent et s’embrassent : premiers émois intenses et maladroits, tantôt timides tantôt hardis, dont eux-mêmes se souviendraient plus tard avec une amère nostalgie.

Anton Tchekhov trace l’esquisse d’un conte puis pose son stylo. Il tousse en enfilant son pardessus et va faire quelques pas dans le jardin. Dans la nuit fraîche, la lune, fidèle et solitaire, l’attend.

 

@Adriana Langer

 

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