Le Passe Muraille

Et la littérature là-dedans ?

  

À propos des prix Nobel de Bob Dylan et Annie Ernaux

par Philippe Banquet

Bob Dylan. Annie Ernaux. Ces deux personnes se retrouvent associées par un double événement à la fois imprévu et prévisible. Jamais cette possibilité n’avait traversé mon esprit, ni pour le chanteur ni pour l’écrivaine, chacun des deux occupait dans mon esprit une zone fondamentalement et irrémédiablement – croyais-je – séparée de celle de l’autre. Et voici qu’un cénacle d’éminences éminemment respectables vient bouleverser dans mon crâne l’ordre des choses.

Bob Dylan. Il m’a fallu des années avant de commencer à l’apprécier. Pour m’accoutumer à sa voix si particulière, qui semble arracher du fond de sa gorge une litanie rocailleuse, comme le flot contrarié d’un torrent glissant de tourbillons en tourbillons, s’éclaboussant d’écume en venant cogner les berges, brusquement happé dans la boucle d’un contre-courant, jusqu’à l’accalmie brusque et trompeuse d’un refrain hypnotique.

Bob Dylan a tout vu, tout fait, traversant nos années au gré de ses envies, jusqu’à devenir cette étoile qui trace son halo solitaire dans la trajectoire cyclique d’une tournée sans fin. Robert Zimmerman, l’homme qui a forcé la porte du rock’n roll en squattant le prénom d’un poète, imperturbablement sourd aux avis des autres, quand bien même ses phrases venaient s’enrouler dans l’inconscient collectif des générations. Peu importe alors qu’on lui accorde ou non un laisser-passer sur la grande scène de la littérature officielle, et pourquoi, lui qui ne demande plus rien depuis si longtemps, ne pourrait-il obtenir un prix célébrant son unicité dans la galaxie restreinte des jongleurs de mots ?

Annie Ernaux, c’est autre chose. Je suis trop vieux pour l’avoir étudiée à l’école, et trop jeune pour avoir partagé ses années d’adolescence. Mais je suis fils d’épicier, comme elle j’ai vu mon père s’épuiser au fond d’une boutique, où le bénéfice se comptait en centimes par boîte et où les supermarchés vinrent condamner des années d’efforts et de privations.

La Place, quelle place, pour qui ? Ce livre m’a transpercé de part en part, réveillant des blessures que je n’avais jamais acceptées, et me plongeant par ses phrases sèches et glaçantes dans l’univers oublié de mon enfance. Même si la haine de soi projetée en haine des autres venait empoisonner, paragraphe après paragraphe, des scènes que j’avais la certitude d’avoir vécues, autrement et en profondeur. Comment réussissait-elle à falsifier aussi précisément les faits, par l’éclairage brutal de sa rancoeur qui plaquait sur la réalité des ombres fausses et des aveuglements de lapin sous les phares. Des livres nombrilistes aux prétextes sociologiques frelatés, mais qui me poignaient par la remontée soudaine de mon passé enfoui aussitôt que vécu.

Elle, ressassant ses préjugés, assénant sa lourde phraséologie marxiste, prix Nobel, vraiment ? Prix Nobel, attribué par ceux qu’elle déteste, dont elle réclame la tête, symboliquement ou non, auto-proclamée Robespierre de la littérature ? Prix Nobel d’une assemblée hypocrite ou masochiste, les deux peut-être.

Et pendant ce temps, Salman Rushdie, en guise de prix Nobel, reçoit quelques coups de couteau au nom de la littérature. Les malheurs d’Annie semblent plus dignes d’intérêt et d’estime, de reconnaissance, que ceux d’un type qui, après tout, n’avait pas à user de son talent au-delà des domaines reconnus et calibrés par la victimologie officielle. Le courage n’est pas la vertu cardinale des membres des jurys littéraires. Dommage que le Nobel n’existe pas en version posthume, les couronnes mortuaires attirant moins le courroux des extrémistes, Salman aurait toutes ses chances.

Et malgré tout la poésie triomphe, loin des petits arrangements de la littérature, grâce en soit rendue à la physique quantique qui nous offre, par les expériences d’un chercheur français, la démonstration de l’existence d’un amour éternel, sous forme du lien immatériel, inaltérable et définitif de deux particules intriquées. Merci à vous, donc, Monsieur Aspect, pour cet irréel retour au réel.

PH. B.

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