Le Passe Muraille

Et ce sont les requins qui l’emportent…

Le premier roman de Gerold Späth a paru en 1970. Ce n’est que plus de vingt-cinq ans après la publication de la version originale qu’un traducteur s’est lancé à l’eau pour essayer de mener à bien une aventure semée d’embûches linguistiques. Présentation du livre et entretien, par Raymond Lauener.

Sous la forme d’une autobiographie fictive, on nous raconte la chronique d’un soi-disant simple d’esprit naïf, Johann Ferdinand Unschlecht, que la nature n’a pas doté de facultés intellectuelles extraordinaires. Orphelin de père et de mère, il est confié à son oncle, le juge de paix Xaver Rickenmann, qui élève son neveu dans la petite ville de Rappperswil au bord du lac de Zurich. Unschlecht achève sa scolarité obligatoire de huit années avec un bulletin scolaire de la troisième classe. Il devient pêcheur. Ayant atteint sa majorité, il fait non seulement l’héritage de droits confirmés par écrit et d’une petite île dans le lac de Zurich, mais prend possession de la fortune considérable que lui ont laissée ses parents. C’est à ce moment qu’il attire tout à coup la curiosité de ses concitoyens. Son ex-tuteur l’introduit dans la vie nocturne de Zurich et gagne la confiance de son neveu en faisant de lui un partenaire en affaires dans le but de se lancer dans d’aventureuses spéculations. Le curé de la ville, Mgr Lebœuf, réussit à soutirer de l’argent à Unschlecht en échange d’objets religieux et antiques appartenant à l’église de la ville. Pancrace Buchser, un pêcheur aux idées folles et doué d’extraordinaires pouvoirs naturels, s’établit un beau jour sur la petite île d’Unschlecht et persuade son compagnon de faire l’achat d’un immense bateau à moteur, de démolir sa vieille demeure pour en construire une neuve.

Mais avec le nouveau style de vie désinvolte qu’il a adopté, Unschlecht entre bientôt en conflit avec l’ordre bourgeois. Après avoir fêté une sauvage orgie sur son île en compagnie de quelques amis, la femme du juge de paix, sa tante Rickenmann, essaie de le faire entrer au couvent des capucins. Rickenmann, lui-même, menace de lui infliger une procédure en tutelle. Mais Unschlecht se défend. On l’accuse d’être responsable de la noyade de son oncle. Il se cache un certain temps auprès d’une femme riche, la belle Cléo, affamée d’amour, qui découvre ses talents de médium au cours de ses exercices de spiritisme.

Unschlecht gagne l’estime des sociétés de la ville en leur accordant de généreux subsides. Malgré tout, il ne peut empêcher que ses nombreuses infractions contre la loi s’ébruitent, que son compte en banque soit bloqué, que les Rapperswilois se détournent de lui. Lorsque ensuite Buchser trouve bon de rouer de coups notre Unschlecht, qu’il a découvert au lit avec sa nouvelle fiancée, Johann Ferdinand se retrouve prisonnier de la belle Cléo. Peu après, Unschlecht se décide à quitter sa patrie. mais auparavant, il enfouit encore une partie de sa fortune dans les profondeurs du lac, se venge ensuite sur tous ceux qui ont essayé de le tromper et fait sauter son île en deux. A Genève, il subit une opération de chirurgie esthétique, se procure de faux passeports, tue son complice et, en passant par Paris, se replie sur Londres où il apprend l’anglais et les bonnes manières de l’homme du monde. De là, il continue son périple vers l’Allemagne, répond à une annonce matrimoniale et épouse, sous le nom de Maximilian Guttmann, Isabella Sibylla Sunneva van Boers, riche héritière à la merveilleuse tête de petit cochon. Grâce à son adresse sans scrupule et assuré de la confiance de sa belle-mère, il administre la fortune de sa nouvelle parenté et entretient les relations commerciales qui s’imposent, redevient propriétaire de son île sous son nouveau nom et, sans se faire reconnaître, observe la vie de sa ville natale où il espère pouvoir retourner, en 1979, à l’occasion du 750e anniversaire de sa fondation.

Le premier roman de Späth présente manifestement des éléments issus de la tradition picaresque: la perspective autobiographique du narrateur parlant à la première personne qui alterne, il faut le dire, avec celle d’Unschlecht, la position d’outsider du héros sans attaches qui, s’aidant de sa ruse, de son esprit et de ses tromperies, essaie de s’affirmer face à ses concitoyens et aux représentants de la société et puis la richesse d’événements épisodiques où l’auteur déploie son imagination débordante liée à une joie d’affabuler qui transparaît non seulement dans l’organisation du récit mais encore surtout dans l’utilisation acrobatique des registres de la langue.

C’est pourquoi la critique a souvent comparé ce roman à celui de Günter Grass Le Tambour. Bien que les deux œuvres présentent de fortes ressemblances jusque dans la description crue de la vie sexuelle débauchée que mènent les héros, on est bien obligé de constater qu’Unschlecht, autrement qu’Oscar Matzerath, finit par s’adapter aux conditions de vie de notre société. Le lourdaud, terrifiant le bourgeois, s’est métamorphosé en homme d’affaires tout aussi rusé et libéré de scrupules que ses contemporains. Malgré l’ironie avec laquelle les aventures d’Unschlecht nous sont décrites, une attitude sceptique transparaît face à la perfectibilité de la société humaine. Dans cette société où tous sont contre tous, où les guerres éclatent en permanence, il n’y a finalement que les requins qui l’emportent.

R. L.

 

Une ville, et c’est un monde…

Entretien avec Gerold Späth,

par Raymond Lauener

Vous êtes entré en littérature avec votre premier roman en 1970. Aviez-vous déjà publié un texte auparavant et qu’est-ce qui vous a incité à devenir écrivain ?

Je crois qu’on est écrivain longtemps déjà avant de le devenir: on le devient au moment de publier son premier travail. je n’ai jamais eu d’autres choses en tête que d’inventer des histoires, de mettre en mouvement des personnages.

Y a-t-il eu des écrivains qui vous ont fortement influencé avant que vous ne vous mettiez vous-même à écrire ? Et si oui, lesquels et dans quel sens vous ont-ils influencé ?

Après avoir lu Mark Twain très tôt, à l’âge de 9 ans déjà, je voulais aussi faire «quelque chose dans ce genre». Quant à savoir si ce sont Kleist, Rabelais, Sterne, Hemingway, Faulkner, Gogol, Gotthelf, Keller qui m’ont influencé, je laisse aux germanistes le soin de réfléchir à ce problème.

Quelle importance avait la littérature dans le milieu où vous êtes né et où vous avez grandi ?

Aucune; on lisait des livres spécialisés et des périodiques concernant la restauration d’orgues (un immense domaine).

La ville de Rapperswil où vous êtes né constitue, avec ses habitants, le thème central des œuvres littéraires que vous avez publiées jusqu’à ce jour, n’est-ce pas ?

L’environnement dans lequel je vis, les paysages du lac de Zurich avec Rapperswil au centre se sont révélés être une carrière plus que féconde pour moi, certes. «Décris ton village et tu décriras le monde», a dit Tolstoï.

A côté des personnages qui apparaissent dans votre œuvre, y a-t-il encore d’autres thèmes actuels dans notre société que vous aimeriez mettre en évidence ?

Je ne compose pas dans l’intention de présenter un programme musical, je n’écris pas de traités. Je n’ai pas de «thèmes» à proprement parler; j’écris contre la solitude de la réalité, je joue et me réjouis quand le jeu réussit.

Quel rôle joue la langue pour vous en tant qu’écrivain ?

La langue est pour moi un «jouet» très fragile, très robuste, souvent rebelle, hautement érotique, une merveille.

Certains critiques littéraires affirment qu’il y a trop peu d’auteurs contemporains en Suisse qui s’engagent politiquement comme l’ont fait Dürrenmatt, Max Frisch et Otto F. Walter. Partagez-vous cet avis ?

Les idées politiques d’un auteur passent toujours dans son œuvre: elles s’y trouvent exprimées tantôt explicitement, tantôt cachées dans l’ombre, tantôt souterraines. Je suis d’avis que l’écrivain doit écrire ce qu’il a à écrire; je conseillerais à celui qui écrit ce que la «critique» attend de lui, de se mettre à faire de la critique littéraire.

Quelles sont vos opinions politiques ? Quelle importance devraient avoir les problèmes politiques en littérature ?

Je suis favorable au compromis; les extrémistes en politique ne causent que des désastres. Je plaide pour qu’on salarie tous les hommes politiques comme des facteurs ou des manœuvres en bâtiment; ce serait une mesure qui aurait un effet purificateur et qui tiendrait à distance nombre de radoteurs trop bien payés. D’ailleurs, le Dean de St. Patrick, Jonathan Swift, est naturellement l’écrivain politique qui détient le record jusqu’à ce jour; aujourd’hui, il se ferait interner dans un asile psychiatrique pour l’acuité de ses jugements.

Propos recueillis par Raymond Lauener

(Le Passe-Muraille, No 25, octobre 1996)

 

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