Le Passe Muraille

Escapade

(Peinture: Zao wou-ki)

Une nouvelle inédite d’Adriana Langer

– Ferme la porte, Miriam, maman a de la fièvre, il faut la laisser dormir.

Miriam obéit, en faisant le moins de bruit possible, puis va dans la chambre de son frère cadet :

– Il ne faut pas faire de bruit, a dit papa. Maman est malade ! Elle a la fièvre, la pauvre, comme toi l’autre jour.

– Mais je peux quand même jouer au Lego ?

Elle réfléchit quelques instants puis, magnanime :

– D’accord, le Lego ça va. Mais pas le train ni le camion de pompiers.

Des portes se ferment, des assiettes s’entrechoquent, elle entend des pas rapides et légers, d’autres plus lents et posés. Bruno prépare probablement le dîner. Il fera manger les enfants puis leur lira une histoire avant de les coucher.

Elle se retourne dans son lit. Il fait sombre dans la chambre aux rideaux tirés, et elle est seule. Elle entend une partie des paroles, mais de loin, comme si les sons étaient ouatés, atténués par une sorte de sas intermédiaire entre elle et le reste du monde. Un sas qu’elle voudrait de ses mains élargir. Seule, enfin ! Débarrassée des contraintes quotidiennes grâce à cette fièvre, elle n’a absolument rien à faire. Ab-so-lu-ment, elle se répète les syllabes, s’en recouvre comme d’un voile, les répète et les inverse jusqu’à ce qu’elles perdent leur sens, s’hypnotisant avec elles. Lu-so-ab-ment, so-lu-ment-ab… À faire rien, rien faire à, rien rien de rien… Lu-ri-ab-en-à-ment…So-fai-ri-re-en lu…Elle se laisse bercer par les lettres qui résonnent dans sa tête ; une balançoire l’amène haut, très haut, descend puis remonte, elle serre fort les mains sur les cordes, ne voit plus la terre, s’envole parmi les nuages… Ab-ab-a : un oiseau aux pouvoirs magiques ? Voici à nouveau la balançoire, elle court pour l’attraper, mais celle-ci file parmi les arbres, la voici dans une forêt, elle court et court…

– Je vous ai déjà dit de ne pas faire de bruit, maman dort, elle est malade.

Ma-man-man-ma do-dort ma-de-la-mal-ad-elle. Avec la fièvre, c’est beaucoup plus drôle que d’habitude : on n’est jamais dans un état tout à fait normal, même l’éveil est bizarre, on glisse facilement de celui-ci au sommeil profond puis au rêve et en même temps des souvenirs pointent leur nez par-ci par-là ; tout se distord, tout prend des teintes étranges. Ah, la liberté de cet espace intérieur que personne n’a le droit de venir déranger (merci Bruno, merci mon amour, je ne le dirai jamais assez) ! En plus, celui-ci est comme paré de neuf, plein de recoins inconnus qui ne demandent qu’à être découverts.

Par moments c’est un peu désagréable – la gorge qui brûle, les sueurs – mais, se dit-elle, « on n’a rien sans rien » (comme elle le répète régulièrement aux enfants, et elle rit intérieurement du rapprochement : s’ils savaient !). Car en fait c’est aussi tellement, mais tellement délicieux, ce voyage intérieur, on dirait des montagnes russes, pleines d’à-coups et de surprises. Les personnes qui l’entourent changent sans cesse, apparaissent et disparaissent ou se transforment en une maison, un chat, un livre. Elle joue au yo-yo, elle est elle-même ce yo-yo qui monte et descend le long d’un fil. Quel bien-être ! Si la fièvre voulait bien rester encore un peu, personne ne la dérangerait, elle pourrait plonger encore et encore, chercher sa balançoire, s’envoler du toit de sa maison. Elle pourrait même sauter du haut de la montagne, parce qu’elle sait qu’il ne peut rien lui arriver, et cette sensation de chute est si enivrante, cela chatouille agréablement, cela n’en finit pas… Le tapis volant des Mille et une nuits n’est rien à côté ! Elle ouvre les yeux et dès qu’elle les referme elle est sous l’eau, elle nage dans les profondeurs de la mer, parmi des algues, des dauphins, et des cailloux, il fait noir noir et tout est incroyablement silencieux…Elle cligne des yeux et la voici au sommet d’une montagne, Bruno l’appelle pour lui montrer une fleur, elle se dépêche de venir voir mais il s’éloigne à chaque pas qu’elle fait vers lui. Il apparaît à nouveau pour lui signaler un papillon puis s’envole sous forme d’aigle et ses ailes battent avec un bruit répété, répété et désagréable…

– Maman, je peux entrer ?

– Arrête de taper sur la porte, Alex ! Je t’ai dit que maman est malade et qu’il faut la laisser dormir. D’ailleurs c’est l’heure pour vous aussi, allez, on y va.

Bruno entrouvre la porte :

– Désolée ma chérie, tu sais ce que c’est. Comment tu te sens ? Tu as besoin de quelque chose, de l’eau, du doliprane, un fruit ?

– Non, merci, tout va bien.

Elle était en chien de fusil, se remet sur le dos. Elle ouvre les yeux et dans l’obscurité perçoit peu à peu les contours des meubles, puis des tableaux. Elle les referme, et porte son attention sur son propre corps : ses pieds, son ventre, ses mains, son visage. La gorge brûle encore un peu, mais elle se sent moins chaude. Le doliprane a dû faire effet, elle pose sa main sur son front, il est frais désormais. Elle s’endort cette fois profondément, jusqu’au lendemain.

Le réveil sonne, il faut à nouveau se lever, se laver, s’habiller. Il faut déjeuner, amener les enfants à l’école puis aller au bureau. Comme tous ces gestes qui l’attendent lui paraissent soudain raides, rigides, stéréotypés, à l’aune de la délicieuse fluidité de la veille, du flottement ininterrompu entre vagues, montagne, balançoires…

– J’arrive, Miriam ! Maman est guérie.

A.L.

 

 

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