Erri De Luca ou la leçon du papillon
par Claude Amstutz
La mère avait été abattue par un chasseur. Dans ses narines de petit animal se grava l’odeur de l’homme et de la poudre à fusil. Lui, c’est un chamois qui a grandi tout seul, sans règles, a rejoint un troupeau et s’y est imposé. Devenu le roi des chamois, un matin de novembre, vieillissant, il sent que l’heure de la fin de sa suprématie est proche, malgré son instinct de survie. Il sait, au crépuscule de sa vie, qu’il va devoir affronter cet autre roi, le chasseur braconnier, cet ermite des montagnes, dont le temps lui semble aussi compté et qui n’accepte pas l’idée de mourir: « Les voix continueront quand son harmonica se taira. La vie sans lui est déjà en chemin. (…) Sa canne en cerisier est munie d’une pointe en fer pour goûter le sol, elle a le son ami des pas d’un aveugle ».
Entre l’homme et l’animal – deux créatures libres, solitaires et justes – le face à face aura bel et bien lieu, après tant d’années de ruses, d’observations silencieuses, de stratégies déjouées dans l’air raréfié de la haute montagne…
Métaphore de la vie, ce court récit de 70 pages pourrait être lu en une heure, mais tel une pierre brute qui prend du temps à épouser les contours de la main et se joue des jeux d’ombre ou de lumière sur le fil mystérieux des saisons, l’intensité et la signification de chaque mot impose la patience, la respiration, la lenteur. Plaisir rare de lecture, d’amour et de poésie mêlés, cernant – d’une écriture aussi ascétique que le physique de l’écrivain – avec une infinie douceur la montagne, le cœur et l’âme, plus facétieuse que la volonté de l’homme, sous la forme d’un papillon blanc qui passant de l’arme de l’homme à la corne du chamois donne un sens au récit dans tout ce qu’il effleure.
« C’est le mois de novembre, l’homme entend tomber le rideau métallique de l’hiver. Dans les nuits où le vent arrache les arbres les plus exposés à leurs racines, la pierre et le bois de la cabane se frottent entre eux et lancent une plainte. Le feu fait claquer des bai- sers de réconfort. L’âpreté extérieure donne des coups d’épaule, mais la flamme allumée garde unis le bois et la pierre. Tant qu’elle brille dans le noir, la pièce est une forteresse. Et l’harmonica est là aussi pour dominer le bruit de la tempête. (…) Pendant les nuits de lune, le vent agite le blanc et en- voie des oies sur la neige, un vieux moyen pour dire qu’à l’extérieur se promènent des fantômes. Il les connaît, à son âge les absents sont plus nombreux que ceux qui sont restés. A sa fenêtre, il regarde passer leur blanc d’oie sur la neige nocturne ».
Aussi mordante et douce que le vent qui nous pousse à travers les sentiers escarpés, l’histoire s’achève sur une victoire – que j’éprouve beaucoup de peine à ne pas révéler – qui ressemble à une défaite… Lisez Le poids du papillon, et vous comprendrez !
Ce texte est suivi de la Visite à un arbre – 10 pages à peine – célébration d’un pin des Alpes, à 2’200 mètres d’altitude: « En montagne, il existe des arbres héros, plantés au-dessus du vide, des médailles sur la poitrine des précipices. Tous les étés, je monte rendre visite à l’un d’entre eux. Avant de partir, je monte à cheval sur son bras au-dessus du vide. Mes pieds nus reçoivent la chatouille de l’air libre au-dessus de centaines de mètres. Je l’embrasse et le remercie de durer ».
Magistral! Dans ma besace de randonneur solitaire, Le poids du papillon de Erri de Luca rejoint Sentiers sous la neige de Mario Rigoni Stern et La promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet: Trois livres qui me font presque regretter d’en parler tant la justesse de ton, la beauté de la langue et leur habit, qui me sied si bien, suffisent à mon bonheur…
C. A.
Erri De Luca. Le Poids du papillon. Gallimard, 2006, 103 p.
Le Passe-Muraille, No 85, mars 2011.