Le Passe Muraille

Entre vie et mort

 

Je me souviens avoir lu, il y a quelques années, un livre qui m’a fasciné. Il y était question d’un voyage à travers les Alpes. Quand il arrive à Venise, le narrateur évoque la prison où Casanova fut enfermé. Après une crise d’angoisse, il retourne dans son pays et, sept ans plus tard, il revient en Italie du Nord pour essayer de comprendre ce qui lui était alors arrivé.

À Riva, au bord du Lac de Garde (j’ai retenu les noms et les lieux qu’ils désignent mais le livre, je l’ai perdu!), il se souvient du docteur Kafka qui y avait séjourné au début du XX ème siècle et qui, dans cette station dite balnéaire, était tombé amoureux d’une jeune Suissesse. C’est alors que le narrateur de Sebald évoque un texte que le docteur Kafka avait écrit en 1917, un texte mystérieux intitulé «Le chasseur Gracchus».

Le petit port de Riva y est évoqué de manière vraisemblable et pittoresque. Deux enfant jouent aux dés. Un homme lit le journal. Une demoiselle remplit son seau à la fontaine. Un cafetier somnole. Tout à coup, une barque entre dans le port. Deux hommes portant une civière en descendent. Ils transportent le corps d’un individu apparemment mort dans une chambre où le quidam allongé sur la civière est reçu en grande pompe par le maire de la ville.

L’individu étendu sur la civière déclare qu’il est mort il y a très longtemps, qu’il est tombé d’un rocher en poursuivant un chamois dans la Forêt-Noire. Sa barque de mort se serait trompé de route. Ce que l’homme aux cheveux en broussaille affirme, c’est qu’il est resté sur terre et que, depuis ce jour, il navigue sur les eaux terrestres «par tous les pays de la terre». Il était, jadis, un grand chasseur de loups. C’est parce que sa barque a perdu son gouvernail qu’il se retrouve ici.

Ce que je viens de vous conter, c’est le chasseur Gracchus qui l’a écrit mais il n’a pas rédigé ce texte pour appeler au secours, sachant que personne ne le lira et que personne ne sait où il se trouve. Un cierge brûle à son chevet. «Par un hublot entre l’air chaud des nuits du sud, et j’entends l’eau frapper la vieille barque». Une barque qui devait l’emporter dans l’au-delà. «J’avais vécu avec plaisir, j’étais mort de la même sorte».

Sebald évoque dans Vertiges cette brève séquence que le docteur Kafka avait écrit en 1917. Le narrateur de Sebald avoue ne pas en avoir épuisé tout le sens. Kafka se serait-il identifié au triste Gracchus à jamais suspendu entre l’au-delà et l’ici-bas. Mais alors pourquoi le narrateur de Sebald, en poursuivant le fantôme d’un écrivain qui le fascine, s’obstine-t-il à hanter les lieux où le docteur Kafka s’est amouraché d’une jeune Suissesse?

Franz Kafka: Oeuvres complètes, tome II, Edition La Pléiade, 1980

W.G.Sebald: Vertiges, Folio, 2003

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