Le Passe Muraille

Entre parenthèses

 

À propos de Manu, troisième roman de Pascale Kramer,

par Géraldine Savary

Deux semaines, c’est court pour une histoire d’amour, mais suffisant pour que le hasard chamboule toute une vie. Après deux récits édités aux Editions de L’Aire au début des années 80, Pascale Kramer, jeune Suisse installée à Paris depuis de nombreuses années, signe son troisième roman. Trois personnages, une femme, un homme et son enfant sont témoins d’un événement anodin – un chien disparaît sous les roues d’un bus –. De cet accident naîtra chez Yvan la subite impulsion d’un mensonge qui lui permettra de se faire passer pour veuf. Les trois personnages, inquiets et enivrés par le vertige de l’insouciance, vont ainsi glisser progressivement dans une irréalité temporelle et spatiale.

Pascale Kramer enchaîne des événements a priori sans importance, qui précipitent les personnages dans des drames chaque fois miraculeusement évités mais précurseurs. L’irrémédiable jaillit d’une image banale, l’histoire s’échappe de sa propre logique, alors que le lecteur, frappé de stupeur comme les personnages par les soudaines ruptures narratives, s’aperçoit qu’il est entraîné dans un autre récit, plus ample, imprévisible. Le décalage constant entre l’amour fébrile de Manu et les lâchetés d’Yvan alimente la tension, elle par l’innocence et lui par le mensonge. Tout enthousiasme devient alors suspect, tout bonheur éphémère prend la couleur du drame. D’un accident de la route l’intrigue s’amorce, des accidents du hasard le drame se noue, d’un accident brutal l’histoire se termine, la boucle est bouclée, dès le dé-but du roman, à l’insu du lecteur.

Ce qui caractérise l’écriture de Pascale Kramer, c’est son talent à raconter une histoire. Elle ne dépeint pas les scènes, elle les peint véritablement. On pourrait comparer son écriture à celle de Pavese, simple, déliée, avec ce-pendant quelque chose de moderne par l’hyperréalisme visuel des descriptions. L’histoire se passe à Athènes mais ne nous attendons pas à visiter l’Acropole; la ville est poussiéreuse, la mer morne et tiède, les immeubles sont en béton. Quant aux personnages, s’ils n’ont pas d’histoire antérieure, il ne faut pas chercher à les inscrire dans une mythologie grecque archétypique, il n’y a pas de hors-champ. Sans profondeur, ils sont aspirés dans la réalité par l’expression de leur corporalité, incarnés par les indices prosaïques de leur existence; au mystère du désir répondent les silences de l’enfance, ses cruautés et l’amour qu’elle inspire. Le talent de Pascale Kramer est d’avoir su raconter par la sobriété somptueuse de son écriture une histoire banale, qui glisse gaiement vers le tragique, une histoire tragique animée par le banal; d’avoir su traiter des mécanismes du hasard et de la fatalité avec tant de désinvolture funèbre.

G. S.

Pascale Kramer, Manu, roman, Calmann-Lévy, 1995.

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