Le Passe Muraille

En lisant Alice Munro

À propos de La Danse des ombres heureuses

  1. Le Cowboy des Frères Walker

On entre dans le monde d’Alice Munro par la porte d’une maison décatie, dans les années 30. La mère de la jeune narratrice est en train, sous la lampe, de lui coudre des habits avant la rentrée des classes, faits de vêtements à elle qu’elle a retaillés. C’est le soir et le père propose à sa fille: « Tu veux qu’on aille voir si le lac est toujours là ? »

C’est du lac Huron qu’il s’agit, que borde la « vieille ville » de Tuppertown dont la première évocation rappelle les images de la Grande Dépression vue par le photographe Walker Evans. Nul cafard pour autant, malgré la fatigue de la mère, dans cette première nouvelle, intitulée Le Cowboy des Frères Walker, du premier recueil d’Alice Munro, La danse des ombres heureuses, dont la publication originale date de 1968 et qui fut aussitôt gratifié du prestigieux prix canadien du Gouverneur général. Le présent recueil de sept nouvelles, traduit par Geneviève Doze et paru en 2002 seulement, est à vrai dire une compilation de deux livres. Mais illico se découvre un auteur hors norme par son ton, son don d’observation reliant sans cesse le moindre détail à l’ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie. Pas étonnant qu’on ait comparé Alice Munro à Tchékhov, dont elle a l’incisive acuité du regard et la tendresse non sucrée.

Si la déglingue économique et sociale des années 30 est immédiatement perceptible dans Le cow-boy des Frères Walker, qui n’a rien du récit genre western, la gaieté du père de la narratrice contraste aussi bien avec ses difficultés économiques. Naguère éleveur de renards argentés, il en est réduit aujourd’hui à colporter, de ferme en ferme, tout un bazar de sirops pour la toux ou de vermifuges, d’épices diverses ou d’ustensiles de toute sorte. Sa femme en conçoit de la honte. Les écoliers se moquent de ses enfants, mais sa bonne humeur a le dessus même quand, du haut d’une fenêtre de ferme hostile, on lui balance le contenu d’un pot de chambre. Dans la foulée, accompagné cette fois de ses deux enfants, il va retrouver une vieille connaissance qui lui rappellera un autre temps et une autre vie ignorée jusque-là de sa fille qui conclut ainsi:  » Alors, tandis que mon frère cherche des lapins sur la route, mon père conduit et je sens sa vie remonter son cours dans cette fin d’après-midi, de plus en plus sombre et étrange, comme un paysage sous l’emprise d’un sortilège qui le rend amène, banal et familier tant que vous le regardez mais le change, dès que vous avez le dos tourné, en quelque chose que vous ne connaîtrez jamais, avec des climats de toutes sortes et des distances dépassant votre imagination »…

  1. La danse des ombres heureuses

La maîtresse de piano est une vénérable institution internationale, qui mérite d’être évoquée de pair avec le club occulte des  anciens élèves d’innombrables maîtresse de piano généralement célibataires et à chignons plus ou moins stricts, à dégaines plus ou moins victoriennes jusqu’au tournant de mai 68. Je me rappelle la nôtre au nom de Gill Moll, haute et stylée demoiselle au chignon serré et aux mains ailées, sans âge à nos yeux d’enfants, à la fois exigeante et compréhensive, à tout le moins fière de produire ses élèves en redoutées Auditions. Dans le même quartier des hauts de Lausanne où elle nous recevait processionnaient, les après-midi de soleil, les enfants handicapés d’une institution spécialisée dans laquelle la même demoiselle, adepte de la théosophie et des pratiques pédagogiques de Rudolf Steiner, donnait parfois des leçons.

Or nous retrouvons très précisément, dans La Danse des ombres heureusesd’Alice Munro, deuxième nouvelle du recueil éponyme, cette confrontation, poussée à son extrémité avec une délicatesse de chaque mot, des mères plus ou moins accablées et des élèves plus ou moins enthousiastes d’une demoiselle Marsalles, et des enfant « pas comme les autres » qu’elle a invités pour la première fois, au jour de la fameuse audition qu’elle s’obstine à maintenir au calendrier en dépit de son vieillissement. L’attention extrême que la nouvelliste  porte à chaque détail physique ou psychologique – ici dans les réactions des mères accompagnant leurs mômes chez la vieille fille un peu clochette mais si bonne (elle a préparé pour chaque élève un cadeau de l’espèce la plus surannée, genre livres édifiants ou instructifs…), et leur vague effroi à l’arrivée des « petits crétins »,  autant que dans la candeur de Miss Marsalle  semblant une créature angélique à peu près hors du temps – le temps du morceau de piano intitulé La Danse des ombres heureusesjoué par une adolescente à l’air un « peu spécial » -, et l’inscription du récit dans le décor social merveilleusement suggéré lui aussi de la bourgade de province, vont de pair avec le sentiment plus intime et plus profond lié au temps qui passe, donnant plus de relief aux personnages très finement dessinés, avec quel humour délicieusement peste aussi, et quelle tendresse…

  1. La Carte postale

L’ironie du sort a plus d’un tour dans son sac, pourrait-on se dire en lisant la troisième nouvelle de ce premier recueil, si l’ironie avait un sac et si ce qu’on appelle « le sort » n’était pas, souvent, que le fait du hasard ou le fruit de la stupidité, de la négligence ou de la suffisance aveugle – chacun en jugera à l’évocation pimentée des relations entretenues par un gros type vieillissant (quoique pas mal conservé) au prénom de Clare, nettement plus âgé que la protagoniste, brave vendeuse au double prénom de Helen Louise (que sa mère s’obstine à prononcer alors qu’elle s’est défaite résolument de Louise), laquelle Helen consent à ce que Clare dispose de temps à autre de son corps (jusqu’à lui mordre les cheveux) en attendant que le décès de sa mère (à lui, donc) leur permette de se marier en dépit d’un léger décalage de rang social.

Bien entendu, la carte postale que reçoit Helen de Clare, en voyage en Floride comme chaque année (et chaque année sans elle) est censée lui prouver que son prétendant (il l’a demandée en mariage une première fois mais elle l’a remballé à l’époque) pense à elle même s’il n’a rien à lui raconter de spécial, mais ce qu’on appelle le sort montre parfois de l’ironie – et c’est cette fois le cas dans la vie d’Helen quand celle-ci apprend que Clare vient de se marier en Floride. Or on pourrait en conclure que c’est « bien fait pour elle » ou que « c’est la vie », mais la nouvelliste a elle aussi plus d’un tour dans son sac…

Si l’extrême sensibilité d’Alice Munro n’est jamais débridée ni méchante, alors que tout ce qu’elle voit et perçoit (à savoir tout ce qui est visible et perceptible sous les faux-semblants) pourrait l’y porter, jamais elle ne lénifie pour autant ni ne se contente de platitudes, justement, du genre « c’est la vie ». De fait, c’est le détail, souvent incongru, et révélateur ô combien du plus trompeur « ordinaire » de la vie, précisément, qui l’intéresse et rend chacune de ses pages aussi surprenante et captivante alors qu’elle ne semble parler que du tout-venant quotidien, des choses et des gens comme ils sont – comme nous sommes tous alors que le temps passe…

Lorsque Helen, folle de rage jalouse, va hurler nuitamment sous les fenêtres de celui (déjà presque chauve) qui a disposé de son corps sans qu’elle le considère tout à fait comme son amant, pas un instant on n’aurait l’idée de rire, ni de pleurer non plus, et plus que « c’est la vie » on se dit que « telle est la vérité » en pensant un peu à « ces gens-là » que chante Brel et auxquels, finalement, il n’est pas sûr que nous ne ressemblions pas un peu, n’est-ce pas…

  1. Images

L’amour filial est parfois un mélange d’attachement réel et d’autre chose de plus ou moins avouable, pas loin de l’effroi voire même de la haine, et c’est ce qui apparaît comme dans un éclair dans la scène « outdoors » la plus frappante de cette nouvelle à l’improbable titre d’Images, où l’on voit une adolescente assez farouche terrifiée, à distance, après l’apparition d’un homme aux airs agressifs, une hache à la main, par ce qu’elle croit l’attaque imminente du type contre son père en train de relever des pièges à rats musqués le long de la rivière: « L’homme s’est glissé entre les buissons, rejoignant mon père. Et à aucun moment n’ai-je imaginé, ni même espéré, autre chose que le pire »…

Or rien n’indique, dans cette nouvelle aux accents faulknériens, aucune animosité réelle entre le père et sa fille, mais l’ambiance est à la dure, et si la scène de la confrontation entre les deux hommes tourne court, les relations liant les personnages évoqués restent marqués par la rudesse des conditions de vie, avec deux personnages particulièrement saillants à cet égard: la très envahissante Mary McQuade, type de soignante à tout faire qui a l’art de se rendre indispensable pour mieux régenter un peu tout le monde, et le sauvage Joe Phippen qui vit comme un loup dans un terrier puant après l’incendie de sa maison.

Une bonne nouvelle a le plus souvent au moins deux « étages », comme les fusées à courte ou moyenne portée, ou disons deux « lignes », deux « motifs » qui s’entrecroisent ou s’imbriquent – à quoi Alice Munro ajoute souvent une sorte de « basse continue » liée au flux ou au reflux du temps.

Ainsi, dans Images, du premier « motif » consacré à l’évocation truculente du personnage de Mary, figure centrale d’un tableau épico-familial qui se développera beaucoup plus amplement des années plus tard (notamment dans le recueil  Du côté de Castle Rock), se détache bientôt celui de la « fugue » en boucle du père et de la fille le long de la rivière, qui va faire apparaître tout le paysage environnant. Bien entendu, cette « construction » ne se voit aucunement au fil d’un récit bien fluide, mais la nouvelliste n’agence pas moins son récit avec un souci constant de lier le détail et l’ensemble et de les ressaisir dans une sorte d’orbe temporel impliquant la mémoire du lecteur…

  1. Quelque chose que j’avais l’intention de te dire

La plus remarquable des sept nouvelles de ce premier recueil traduit (tirée du troisième livre d’Alice Munro, paru en 1974) est aussi la plus incisive et sourdement douloureuse, qui traite de la jalousie, travestie en sollicitude, et du mensonge calomnieux que la prénommée Ette improvise , à l’attention de son aînée plus belle et désirée qu’elle-même, prénommée Char, pour éloigner celle-ci de son premier amour de jeunesse. Il en va donc d’une secrète trahison faite « pour le bien » de Char, mais on verra qu’il n’est pas sûr que le mensonge de la jeune soeur n’ait pas été une bonne chose pour Char. « On ne sait jamais », dit-on en ces cas…

Ce qui est sûr, c’est que Char, à l’approche de la vingtaine, à l’été 1918, était la fille qu’on remarque pour sa beauté à l' »harmonie dédaigneuse », la classant dans la même catégorie « à part » que son premier soupirant Blaikie Noble, né coiffé et dégageant un charme insolent, insupportable à la jeune Ette.

À vrai dire c’est de soeurs ayant passé la cinquantaine qu’il s’agit en l’occurrence puisque plus de trente ans se sont écoulés depuis « les faits », à savoir par exemple l’épisode nocturne à la faveur duquel Ette a surpris sa soeur et son boy friend très étroitement enlacés sous un lilas – le visage de Char montrant une expression d’abandon qui, le temps d’un regard affolé, saisit sa soeur puînée: « De cette manière, Ette avait acquis une connaissance accrue, elle savait à quoi ressemblait Char quand elle était dépossédée d’elle-même, quand elle abdiquait ». Or cette façon de conclure à l' »abdication », s’agissant d’une jeune amoureuse, en dit long sur le caractère d’Ette, du genre à ne « rien laisser passer », considérée comme une « terreur » dans sa boutique de couturière et restée à jamais « sur ses gardes ».

Alice Munro n’est pas du genre à dorer la pilule, pas plus qu’elle ne force le trait ou qu’elle ne pousse au noir comme c’est le cas, parfois, d’une Patricia Highsmith ou, en crescendo dans ses récits de plus en plus désespérés, du grand Tchékhov auquel on la compare souvent. Moins mélancolique que celui-ci, la nouvelliste décrit en outre ici un monde – le Canada des années 1915-1940 – évidemment peu comparable, socialement et culturellement parlant, avec  la Russie de la fin du XIXe siècle.

Très finement nuancés et détaillés, dans une atmosphère évoquant en filigrane « ce qui aurait pu être et n’a pas été », les portraits contrastés d’Ette et de Char, d’Arthur qui est devenu l’époux « attentionné » de celle-ci, ou de Blaikie le fils à papa un peu déclassé trente ans plus tard, nous touchent également sous le regard songeusement souriant de la nouvelliste qui a passé dans sa vie, en ces années, le cap d’un divorce…

  1. La vallée de l’Ottawa

Céline (l’écrivain, donc, l’irascible Louis-Ferdinand) affirmait que le roman de notre temps se réduisait en somme à la « lettre à la petite cousine », avec un mépris sous-entendant que ses seuls livres à lui  étaient dignes d’intérêt. Or en lisant cette nouvelle évoquant le premier essai, par sa narratrice, de parler de sa mère, je me disais qu’un tel récit relève tout à fait de ce que Céline qualifie de « lettre à la petite cousine », comme on pourrait le dire aussi d’une bonne partie des livres de Balzac, qui méprisait Stendhal, ou de Proust, qui méprisait Balzac.

Il faut se méfier du mépris des écrivains, qui s’en tiennent souvent à la règle exclusive du « mon verbe contre le tien », plus que des petites cousines, des tantes et de nos aïeux terriens de la vallée de l’Ottawa ou de l’Oberland bernois.

Les liens de famille intéressent beaucoup la nouvelliste, descendante de migrants écossais ou irlandais plus ou moins snobs ou crève-la-faim – comme on le verra dans divers récits ultérieurs -, et son intérêt nous intéresse, comme il a intéressé des nombreux auteurs de toutes langues, proportionné à l’intérêt que nous portons à nos propres liens familiaux. Ainsi l’effort que fait la narratrice de « ressusciter » sa mère, nous intéresse autant par ce qu’elle dit de celle-ci, en ses jeunes années ou diminuée par la maladie de Parkinson, que par la frise de personnages  que sa remémoration fait apparaître dans cette vallée de l’Ottawa qui n’a de « vallée » que l’appellation, révélant à mesure d’autres temps et d’autres moeurs que chacun rapporte à ses propres souvenirs – d’où la très large résonnance de ces nouvelles traduites en de nombreuses langues.

Ainsi l’évocation des rudes paysans de ces régions m’a-t-elle rappelé une certaine Rose de Pinsec, vieille montagnarde valaisanne qui, lorsqu’on lui demandait si la télévision ne lui manquait pas sur son alpage, répondait simplement: « Pas besoin ». Et les portraits des tantes Lena ou Dodie, entre autres petites cousines, n’en finiront pas de rappeler à chaque lecteur moult présences de naguère ou de jadis. Que vivent donc les « petites cousines », et que les écrivains s’opiniâtrent à nous en parler comme ça leur chante, pourvu que « ça chante »…

  1. Le Matériau

La première page de la dernière des sept nouvelles du premier recueil d’Alice Munro vaut la peine d’être citée en entier: « Je ne me tiens pas au courant de ce qu’écrit Hugo. Il m’ arrive de voir son nom, à la bibliothèque, sur la couverture de quelque revue littéraire que je n’ouvre pas; il y a bien douze ans que je n’ai pas ouvert de revue littéraire, Dieu merci. Ou bien que je lise dans un journal, ou que je voie sur une affiche – ce peut être également à la bibliothèque, ou dans une librairie – l’annonce d’un colloque à l’université, auquel Hugo serait amené par avion pour débattre de l’état du roman aujourd’hui, de la nouvelle contemporaine, nu nouveau nationalisme dans notre littérature. Ensuite, je me demande: les gens  vont-ils vraiment y aller, des gens qui pourraient être en train de nager, de boire ou de se promener, vont-ils vraiment se déplacer jusqu’au campus, chercher la salle et s’asseoir sagement pour écouter ces hommes vaniteux et pinailleurs ? Des hommes bouffis, dogmatiques, débraillés, voilà comme je les vois, dorlotés par la vie universitaire, la vie littéraire, les femmes. Les gens vont aller les écouter déclarer que cela ne vaut plus la peine de lire tel ou tel auteur, et qu’il faut lire tel autre; les entendre rejeter, glorifier, discuter, glousser et choquer. Les gens, dis-je, mais il s’agit des femmes, des femmes  d’un certain âge comme moi, vives et frémissantes, espérant poser des questions intelligentes et ne pas se ridiculiser; des jeunes filles aux cheveux soyeux, noyées dans l’adoration, souhaitant accrocher le regard de l’un des hommes sur l’estrade. Les jeunes filles, les femmes aussi, tombent amoureuses d’hommes de cette espèce, s’imaginant qu’ils détiennent un pouvoir.

Alice Munro. La Danses des ombres heureuses. Traduit de l’anglais par Geneviève Doze. Rivages poche, 2004

En lisant Les Lunes de Jupiter

  1. Les Chaddeley et les Fleming

Certains auteurs évoquent volontiers l’Autre avec majuscule, lénifient sur la Relation ou l’importance fondamentale du Lien, toujours avec majuscule, sans que la présence réelle de nos plus ou moins chers semblables ne s’incarne jamais dans leurs écrits. Or c’est, à l’opposé, par son inépuisable capacité d’empathie, dans ses nouvelles brassant générations et classes sociales, qu’Alice Munro, sans préjugés ni démagogie, fait exister ses personnages comme en ronde-bosse et sans les flatter plus qu’elle ne les juge, même si les préférences de ses narratrices se font évidemment sentir, s’agissant par exemple de telle peste ou de tel rustre. Mais l’humour prime en général, et c’est d’ailleurs sur le ton de la comédie que s’amorce ce recueil de douze nouvelles datant de 1974, avec le récit en deux temps intitulé Les Chaddeley et les Fleming, dont la première partie (Liens de famille) évoque, avec pas mal de truculence, les facétieuses cousines de la narratrice et la double ascendance de celle-ci, opposant citadins établis et paysans rétifs à toute évolution. Mais c’est avec la visite, des années plus tard, d’une de ces cousines, prénommée Iris et d’une nature jovialement débordante, chez la narratrice dont le mari snob a toujours regardé de haut la famille de sa conjointe, que la narration « décolle » soudain au moment où, excédée par la morgue de son mari traitant ladite cousine de « vieille rombière », la narratrice lui jette une assiette en Pyrex à la tête – on voit alors deux « clans » s’opposer et le divorce s’annoncer… Dans la seconde nouvelle, intitulée La pierre dans le champ,la même narratrice décrit précisément ses tantes, côté Fleming, perpétuant les moeurs  austères de leurs aïeux débarqués en ce rude arrière-pays. Mais là encore, sur fond d’ observations aiguës sur la transition entre clans archaïques et familles de la classe moyenne (avec les vieux meubles rustiques que des « antiquaires » avant la lettre viennent négocier dans les fermes contre du neuf),ce sont les personnages – tel le chineur efféminé Poppy dont les moeurs supposées font une cible facile -, très finement silhouettés, et leurs sentiments, leurs attitudes et leurs expressions verbales souvent révélatrices, que la nouvelliste excelle à faire vivre, chacun saisi dans le jeu de ses relations avec les autres. Dans la foulée, chaque lecteur ne manquera pas de se rappeler autant de situations familiales personnelles vécues, naguère ou jadis, au fil de cette remémoration généalogique ressortissant en somme à la « famille humaine ».

  1. Le goût du goémon

Si les sept nouvelles du premier recueil d’Alice Munro traduit en français constituent, déjà, un choix de premier ordre illustrant une pleine maîtrise de l’art de la nouvelle, chez un auteur merveilleusement poreux et limpide dans son expression, Le goût du géomonpourrait être dit la première merveille d’Alice – et il y en aura bien d’autres évidemment.

Avec ce portrait de Lydia, quadra divorcée depuis quelques années, travaillant dans l’édition à Toronto et poète elle-même, qui fait escale dans une île au large du New-Brunswick après avoir passé dix-huit mois à Kingston avec un certain Duncan, lequel semble considérer leur liaison comme finie, la nouvelliste fait explicitement le portrait d’une femme de cette génération à la fois libérée et  « en compétition avec toutes les femmes », soucieuse à tout coup de « remporter la victoire ».

Non sans ironie, la nouvelliste situe cet épisode dans l’ile où la fameuse Willa Cather, autre grande plume américaine méconnue de trop de lecteurs francophones, a composé Une dame perdue. Or Lydia fait la connaissance d’un vieil homme délicieusement humble et désuet, qui vénère Willa Cather et revient en ces lieux comme en pèlerinage sacré. Dans la même pension, Lydia va rencontrer trois autres hommes, dont un probable homo et son (insupportable) probable jeune amant, sur lesquels elle promène un regard qu’on croyait jusque-là réservé strictement aux hommes « évaluant » des femmes, imaginant plus précisément leur façon de faire l’amour. Le « goût du goémon » éponyme fait un peu penser à la madeleine proustienne, tant la narration entremêle les temps de la vie de Lydia, qui par le goût du petit goémon, dont le plus désirable des hommes rencontrés lui a laissé quelques feuilles, se rappellera son errance recoupant celle de la femme perdue de Willa Cather. Tout cela plein de douceur un peu mélancolique mais sans rien de suave, dans la pleine conscience de ce que sont « des hauts et des bas » dans une vie …

  1. La saison des dindes

C’est une ado de 14 ans qui évoque ses débuts de videuse de dindes, à la fin des années 40, dans un bled de l’Ontario. Cela se passe à la veille de Noël et la jeune fille doit son initiation, délicate quant à la pratique, à un type compétent, bien fait de sa personne  et toujours de bonne composition du nom de Herb Abbot. Or cet homme toujours gai, bien plus avenant que le patron de cette petite entreprise, le sinistre Morgan, que son « abject » fils Morgy ou que les autres membres de l’équipe, intrigue les femmes par sa façon de ne pas s’intéresser à elles sans avoir l’air pour autant de ceux qui, en ville, sont réputés « comme ça ». La situation se corse un peu à l’arrivée du jeune et beau Brian, narcissique et aguicheur dont la narratrice règle le compte en une phrase; « Brian était simplement quelque chose qu’il fallait supporter, comme le froid glacial du hangar où on vidait les dindes et l’odeur de sang et de boyaux ». Or ce Brian fera quelque chose de sale à l’encontre de la plus coincée des employées, sans qu’on sache trop quoi ni si le personnage est vraiment le petit ami du charmant Herb ? Or la finesse de la nouvelle, qui traite explicitement d’homosexualité, tient à l’incertitude déstabilisant les femmes devant un homme qui leur échappe apparemment et dont elles ne peuvent même pas dire: « Le pauvre garçon, il ne fait de mal à personne! » Refusant,au moment des faits, de « classer » Herb, la narratrice constate qu’il n’est « pas une énigme qu’on puisse résoudre d’une manière aussi arbitraire ». Plus tard, en revanche, quand elle aura acquis la conviction que son initiateur était bel et bien l’amant de Brian, le regard rétrospectif qu’elle jettera sur le petit groupe sera tout autre, plus aigu et plus profond, éclairant les relations entre les protagonistes d’une lumière plus crue et plus vraie.

  1. Un accident

Alice Munro est une analyste des sentiments étrangement pure de toute sentimentalité, sans être cynique ou sardonique pour autant. Les années qu’elle évoque par ailleurs, dans ces premières nouvelles, sont marquées par des conditions de vie plus rudes qu’aujourd’hui. Aussi ne s’étonnera-t-on pas trop de voir, dans ce  qui pourrait être une tragédie familiale, un épisode dramatique de la vie certes marqué par la mort d’un enfant, mais que les protagonistes encaissent sans autre. Plus on avance dans la lecture de ces histoires, plus les portraits de chaque personnages gagnent en densité, et les relations entre eux en complexité – sans que rien ne soit obscur ni même compliqué. Ainsi sont les gens, et qu’on ne s’imagine pas que la prof de piano Frances et son amant Ted soient pervers parce qu’ils baisent dans l’église: c’est que Frances en a les clefs puisqu’elle tient l’orgue de la paroisse. Cela étant, l’on relèvera la liberté totale, lucide et sans provocation pour autant, avec laquelle la nouvelliste évoque l’univers du sexe, les embrouilles de familles (les divorcés commencent à proliférer) et les mélanges de cultures – ici des émigrés finlandais régentés par une peste acariâtre préfigurant les assauts de vertu du politiquement correct. Enfin ce qui impressionne, en lisant ces recueils de manière chronologique, est le renouvellement constant des « solutions » narratives de chaque récit et son enrichissement à tous égards, thématiques ou formels.

  1. L’autobus de Bardon

Les nouvelles d’Alice Munro se distinguent en cela, me semble-t-il, qu’elles participent de la rêverie et qu’elles y portent, à partir de thèmes qui n’ont rien d’éthéré, tous liés à la vie quotidienne, à la vie des gens et à leurs relations souvent délicates voire compliquées. Le point de vue de la narration est le plus souvent modulé par une voix de femme, mais cela ne fait pas pour autant de la nouvelliste une féministe, dans la mesure où son observation se distribue sans arrière-pensée psychologique ou idéologique. Est-ce dire que ses narratrices soient  neutres ou objectives ? Pas forcément. Jamais en tout cas l’on n’a le sentiment qu’elle défend une thèse ou qu’elle défend une cause. Point de « théologie » sous-jacente chez elle, comme chez une Flannery O’Connor, ni recours à aucun genre style noir à la Patricia Highsmith. La vie seule, comme elle est, les gens comme ils sont, et par exemple cette « vieille fille » qui n’en est pas une: cette femme qui se raconte, dans L’Autobus de Bardon, suitede variations sur des fantasmes féminins et autres songeries amoureuses, impossible à vrai dire à résumer, comme une mélodie alternée de la mémoire affective (ou sexuelle) et de la narration présente.

La nouvelle se subdivise en 13 petites séquences d’une espèce de film mental et affectif où il est beaucoup question d’un certain X poétiquement symbolique. La narratrice a entendu dire quelque part que « l’amour n’est pas sérieux, bien qu’il puisse être fatal », et elle dit y croire sans le prendre, plus que le lecteur, pour une sentence trop définitive – d’ailleurs les acceptions de ce qu’on appelle l’amour sont très changeantes dans les nouvelles d’Alice Munro, selon qui parle. Celle qui s’exprime ici, loin d’être la « vieille fille » qu’elle disait au début, évoquant aussitôt le bas-bleu associé à cette expression, est une femme hypersensible qui a pas mal voyagé et cherché un sens à sa vie un peu flottante, aux confins de la solitude et de la désespérance,  par delà ses « folies » de jeunesse et non loin des gouffres de la vraie folie, évoquant mélancoliquement une présence, dont le fameux X cristallise la forme rêvée…     

6.Prue

Cette Prue est appréciée de ses amis, qui se disent soulagés « de rencontrer quelqu’un qui ne se prend pas trop au sérieux, quelqu’un de si détendu et civilisé, qui n’exige rien et ne se plaint pas réellement ». Plus précisément, cette Prue se plaint juste de son prénom, parce que Prue fait trop écolière et Prudence trop vieille fille, alors qu’elle n’est ni l’une ni l’autre: elle a été mariée très jeune, dans l’île de Vancouver, mais ce mariage a été un « désastre cosmique », qui lui a du moins valu des enfants dont elle apprécie les cadeaux et les conseils. À un moment de sa vie, Prue a vécu avec Gordon, après que celui-ci eut quitté sa femme jusqu’à ce qu’il lui revienne en promettant à Prue, plus tard, de l’épouser quand il aura cessé d’être amoureux… En attendant, Prue le revoit quand même et, en passant, lui fauche un boiton de manchette. Comme un gage ? Même pas ! Comme ça, pour le déposer dans une vieille à tabac où elle conserve d’autres objets qu’elle laisse « plus ou moins tomber dans l’oubli ». Or cette Prue est typique de ce « plus ou moins » qui caractérise les personnages d’Alice Munro – plus ou moins heureux…

  1. Un dîner de jour de fête

Les repas de famille ou entre amis constituent un bon matériau pour un écrivain porté sur l’observation des relations humaines et des comportements qui varient, au fil des heures, au gré des doses d’alcool et autres « facteurs extérieurs ». Or, dans cette nouvelle d’un tissage parfait, intégrant des bribes de dialogues merveilleusement suggestifs, Alice Munro réussit une sorte de récit choral à partir d’une multitude de petites dissonances. L’on y trouve deux couples recomposés et leurs enfants, plus la petite amie du jeune David (étudiant en histoire dans la vingtaine), demoiselle au prénom de Kimberly que caractérise une foi religieuse crânement affirmée, au dam de la mère de son ami, du genre intellectuelle un brin cynique, qui remarque à un moment donné que « la vie serait épatante s’il n’y avait pas les gens »… Ce qui n’empêche qu’il y a plein de gens autour de la table, au piano, par terre et ailleurs, captés par l’espèce de drone que figure le regard en mouvement de la narratrice. De conversations frisant l’éclat en apartés divers, jusqu’aux échanges fatigués de fin de soirée, tout est dit et le non-dit n’en dit pas moins long…

  1. Mme Cross et Mme Kidd

Les vieilles fées restées petites filles sont souvent comiques, surtout lorsqu’elles se prennent de bec comme des pies. En ce qui concerne Mme Kidd et Mme Cross, elles se connaissent depuis le jardin d’enfants, donc ça fait plus de quatre-vingts ans, après quoi chacune a vécu sa vie de son côté jusqu’au jour où elles se sont retrouvées à l’hospice du Sommet de la Colline, toutes deux en chaises roulantes mais lucides et pétulantes, se donnant du courage dans cette espèce de dépotoir humain où cohabite « un peu tout », entre vieillards et handicapés mentaux.

La relation des deux bonnes dames se modifie un peu, cependant, du jour où Mme Cross se prend d’affection pour un « jeune » pas tout à fait sexagénaire, prénommé Jack et frappé d’aphasie après une attaque…

Tout cela terriblement bien observé, rien n’étant épargné au lecteur des odeurs de soupe réchauffée ou d’urine chaude de cet établissement pareil à tant d’autres où ces dames ont recréée chacune leur petit univers. Telle est la vie, se dit-on une fois de plus, telles sont les gens, ressaisies avec une justesse sans faille, simplement comme ça: comme c’est…

  1. Histoires tristes

Les nouvelles d’Alice Munro sont pleines de personnages singuliers, come l’est par exemple le pseudo-maître spirituel qu’incarne Stanley, figure secondaire mais très marquante de cette histoire à vrai dire plus bizarre que triste. D’ailleurs Julie le relève en passant, que « la vie est tellement bizarre », avant de se rappeler qu’elle a renoncé à manger des choux à la crème au temps où elle était enceinte… Après que la narratrice a retrouvé cette Julie, celle-ci va lui présenter un certain Douglas, le genre de type avec lequel toutes deux, qui ont déjà vécu plusieurs vies et plusieurs formes d’amour, pourraient éventuellement s’entendre et vivre après avoir changé de noms et oublié leurs statuts respectifs d’adultes responsables, très éduqués mais point dupes du « choix raisonnable « que signifie le mariage. Quant à Stanley, qui s’est tapé toutes les femmes des groupes spirituels qu’il animait et où il faisait croire à chacune qu’elle était l’Unique. c’est l’incarnation comique, pourrait-on dire, de la bizarrerie de la vie…

  1. Une visite.

Le puritanisme religieux imprègne certaines nouvelles d’Alice Munro, et notamment dans ses tableaux des années 40-50 dans lesquels s’inscrit ce récit évoquant le séjour, chez le couple que forment Mildred et Wilfred, du frère de celui-ci, Albert, de son épouse et de sa belle-soeur, toutes deux passant leur temps à broder des  nappes pour leur paroisse. Wilfred et Albert ne se sont pas vus depuis plus de trente ans, mais on a l’impression qu’ils n’ont rien  se dire même si Wilfred en a toujours une bien bonne à raconter. Quant à Mildred, elle se donne du mal pour intéresser ses visiteuses à autre chose qu’à leurs nappes, en vain.  Ce quatuor pourrait être ridicule, dans le genre de la famille Deschiens, mais il ne l’est pas. Alice Munro  ne se moque pas de ses personnages: elle les montre. Non sans humour évidemment, mais sans ironie même si, de toute évidence, elle n’en pense pas moins !

  1. Les lunes de Jupiter

Alice Munro parle-t-elle de la fin de vie de son propre père dans cette nouvelle dont la narratrice accompagne son paternel cardiaque à l’hôpital, où il refuse de se faire opérer, tout en parlant de ses rapport avec ses filles ? La question d’une autobiographie indirecte pourrait se poser souvent à la lecture de certaines de ses nouvelles, et notamment quand il en va des rapports de telle ou telle narratrice avec sa mère ou avec quelque ex-mari (on sait qu’Alice Munro a divorcé du premier), mais le passage à la fiction relègue à vrai dire cette question « de côté » alors que l’histoire racontée instaure ce qu’on pourrait dire un lieu de rencontre, entre l’auteur et le lecteur, où toute expérience devient commune. Votre père vous a peut-être quitté dans de tout autres circonstances que ce qui est raconté dans Les Lunes de Jupiter, et pourtant tout de cette nouvelle nous renvoie à notre propre vécu. Il est donc là-dedans question de famille et de mort, de vie qui continue mal pour certains , moins mal pour d’autres, de celui qui va maintenant compter les jours et de la relativité de notre temps humain sous la voûte des étoiles…

Alice Munro. Les Lunes de Jupiter. Traduit de l’anglais par Colette Tonge. Rivages poche, 2005.

 

En lisant Amie de ma jeunesse

  1. Amie de ma jeunesse

Dédié à sa mère, ce troisième recueil des nouvelles d’Alice Munro, datant de 1990 et publié en 1992 dans une traduction française de Marie-Odile Fortier-Masek, s’ouvre sur le portrait d’une espèce de sainte profane au prénom de Flora, type de femme sacrifiée qui a toujours fait face aux difficultés de la vie sas se plaindre de son sort, résignée à son sort avec le soutien d’une inexorable foi. La nouvelle est d’ailleurs l’illustration d’une forme particulière de sectarisme protestant importé d’Ecosse au Canada anglais sous l’appellation de cameronisme (du nom de Richard Cameron, son fanatique initiateur), caractérisé par un rigorisme à tout crin qu’on retrouve chez les nouveaux presbytériens.

Flora Grieves, dans la maison de laquelle la mère de la narratrice occupe son premier poste d’institutrice à classe unique, n’a pourtant rien du bas-bleu ni rien de rabat-joie non plus. Jamais, d’ailleurs, son amie instite ne dira le moindre mal  d’elle, qui a assisté, de près puis de plus loin, à tous ses mécomptes et toutes ses poisses. La première grande épreuve infligée à Flora date du jour où, juste avant de se marier avec le fruste Robert, l’on constate que celui-ci a engrossé sa soeur Ellie qu’elle chérit malgré sa folâtrerie, transformée plus tard en terrible geignardise après moult fausses couches attribuées à la céleste justice. Ensuite débarque, dans la maison du trio, une intempestive infirmière impatiente de tout régenter, « solide matrone aussi rigidement corsetée qu’une barrique, à la tignasse frisottante couleur chandelier de cuivre, à la lippe rougie au-delà de ses contours peu généreux par nature », bref une horreur de demoiselle Atkinson qui formera avec Robert, après la mort d’Ellie, et Flora dûment dépossédée, un « couple abject ».

Entre autres attraits relevant du grand art de la narration et de l’évocation, l’intérêt  de cette nouvelle admirable tient à la mise en rapport des souvenirs de la mère de la narratrice, souffrant de Parkinson et tendant à magnifier absolument la destinée de Flora nimbée de « majesté et mystère », et du regard plus sceptique de la narratrice elle-même, qui entremêle les fils de plusieurs vies avec la même équanimité, tout en  faisant bien sentir le côté sordide et cruel du sort de Flora, récusant tranquillement l’idéalisation pseudo-mystique de sa mère.

  1. Five Points

Il vaut la peine d’avoir une carte du Canada sous la main pour mieux se représenter les lieux évoqués par Alice Munro dans ses nouvelles, aussi importants (ces lieux) que le sont les décennies parcourues , cette fois le tournant des années 60 avec l’arrivée de la drogue. Plus précisément en l’occurrence: Brenda le femme « libérée » et les deux mecs entre lesquels elle va et vient: Cornelius qu’elle a épousé à vingt ans, du genre travailleur dur à cuire, victime d’un accident de travail dans une mine de sl et resté un eu handicapé, et Neil, un peu lus jeune que le coupe, qui a passé ses jeunes années à Victoria, sur l’île de Vancouver, et que Brenda retrouve dans un camping proche du lac Huron.

Les thèmes de la nouvelle ont à voir, comme souvent chez Alice Munro, avec le désir variable des femmes, ou avec leur simple plaisir, si tant est que le désir et le plaisir soient jamais simples…

Il y a donc Brenda entre Neil et Cornelius, auxquels s’ajoute la jeune croate Maria, figure du quartier populaire de Five Points, à Victoria, dont Neil raconte la nymphomanie la poussant à payer les garçons qui la sautaient, jusqu’au jour où ses dépenses firent sauter la caisse de l’épicerie familiale qu’elle tenait avec autorité !

Sur l’atlas mondial, on constate, entre Victoria (en Colombie britannique) où se situent les souvenirs de Neil dans les années 60, avec Maria la Croate et ses potes découvrant le H et les drogues plus dures, et les alentours de Logan et du lac Huron, où Brenda entretient avec lui  relation surtout physique, à l’insu de Cornelius, une distance d’à peu près 3000 kilomètres. Or, malgré cette énorme distance, à peu près l’équivalent de celle qui sépare la Suède de la Sicile, l’on se trouve dans le même monde des générations de l’après-guerre occidental, au début de leur émancipation   économique ou sexuelle. Au demeurant, la narration n’en finit pas d’enrichir, en détaillant et multipliant ses nuances, l’espèce de fresque-chronique en mouvement que constitue la suite de ces nouvelles.

  1. Meneseteung

La poésie d’Alice Munro croît en densité et en intensité au fur et mesure que ses nouvelles, comme un fleuve, vont de l’avant. Réel ou métaphorique, le fleuve Meneseteung donne ici son nom à un projet de grand poème censé ramasser et charrier toute la matière de la vie observée, captée et transposée par une femme de lettres de la fin du XIXe siècle, du nom d’Almeda Roth.

Puissante évocation de ces temps encore marqués par les espoirs et les tribulations des émigrants, la nouvelle tire une parie de son charme des nombreuses citations pittoresques voire piquantes d’un journal local intitulé La vidette( la traduction de Sentinelleeût peut-être mieux convenu…) qui ponctuent la narration, elle-même décalée par rapport à l’époque et donnant plus de relief aux hantises morales et aux souffrances physiques de la protagoniste liées à sa condition de femme – qui plus est de femme restée seule après la mort des siens, languissant passablement en espérant qu’un notable de la ville daigne s’intéresser à elle. Magistralement orchestrée, la nouvelle intègre, dans un tableau qu’on peut dire historique, des éléments à la fois socio-psychologiques et poétiques où les femmes et les hommes, apparemment corsetés, sont perçus dans leur intimité – tout cela porté par un souffle quasiment épique…

  1. Serre-moi contre toi, ne me laisse pas aller

Alice Munro n’en finit pas d’aller et de venir à travers les lieux et les anées, dans la foulée de personnages cherchant à se retrouver eux-mêmes, comme il en va de la veuve Hazel, la cinquantaine, prof de biologie au lycée de Walley (Ontario) qui, pendant l’année sabbatique qu’elle a prise, se pointe, en Ecosse, dans un hôtel où son défunt époux Jack, pendant la guerre, a vécu certaines aventures durant son temps de garnison.

À propos de Hazel: « C’était une de ces personnes que vous n’auriez pas été étonné de retrouver assise, dans un coin du monde auquel elle n’appartenait pas, en train de griffonner des notes sur un carnet pour enrayer la montée de la panique ». Ou cette autre observation significative, à propos d’une période de déprime qu’elle a traversée avant la mort de Jack et surmontée en reprenant des études: « Qu’est-ce qui a bien pu lui redonner goût à la vie ? Elle ‘ignore. Eh oui, elle doit avouer qu’elle l’ignore. Peut-être a-t-t-elle tout simplement fini par se lasser de faire de la dépression »…

À l’autre bout de la nouvelle, après avoir retrouvé d’autres femmes qui ont connu Jack pendant cette période dont elle se sent exclue, Hazel se pose la question qui revient plus d’une fois entre les lignes, comme en creux ou par défaut, au fil de ces récits conduits le plus souvent du point de vue des femmes: « En attendant, qu’est-ce qui rend un homme heureux ? Sans doute quelque chose de complètement différent »…

  1. Oranges et pommes

Tout en racontant des histoires très différentes les unes des autres, quoique situées le plus souvent en Ontario et dans les mêmes catégories sociales, les nouvelles d’Alice Munro sont liées entre elles par la même attention, à la fois  » objectives » et intimistes, portée sur les relations entre hommes et femmes, à travers les décennies et les générations, traduisant à tout coup la mutation des mentalités et des moeurs, avec une accélération croissante dès le milieu des années 60. L’institution traditionnelle du mariage, et plus généralement les relations entre hommes et femmes sujettes à des failles et divorces en nombre, constituent le thème dominant  de ces nouvelles, qu’on ne saurait dire seulement sociologique ou psychologique pour autant, tout se trouvant en effet brassé et restitué sous forme fluide et décantée d’une songerie continue « sur la vie ».

Plus précisément ici, cette nouvelle, tirant son titre d’un jeu de société innocent, en détaille un autre plus caché, où la pulsion sexuelle va susciter le trouble entre deux conjoints et un ami de passage. En apparence, « tout baigne » dans le couple formé par Murray, héritier d’une entreprise commerciale qu’il a tenté de moderniser en se tenant à l’écart des magouilles locales, en solide garçon un peu carré, et de Barbara,  plus sensuelle et plus imaginative à la fois – elle dévore des livres et ne crache pas sur le plaisir -, jusqu’à l’apparition de Victor le Polonas, beau mec malheureux en ménage dont la présence va déboucher sur une relation triangulaire mimétique faisant craindre, àMurry, la destruction de son couple, avant que la faille entrouverte ne se referme sans que s’efface, tout à fait, le souvenir d’une flambée de panique jalouse et, plus profondément, de ce qui menace en somme la plupart des couples et toute relation.

  1. Images de glace

Dans son observation des errements affectifs ou sociaux de la classe moyenne canadienne, au tournant des années 70-80 (on commence ici à parler de sida), cette nouvelle datant des années 90 fait un peu penser aux récits acides de Patricia Highsmith, avec une « diffusion » poétique supérieure à vrai dire. Et puis la Canadienne va plus profond dans les entrailles de ces personnages, comme il en va dans ce récit à la fois comique et tragique, évoquant la « seconde vie » d’un pasteur septuagénaire, vite remplacé après sa retraite par un disciple qu’il a sauvé de la dèche et qui tourne au fanatique alors que lui-même semble ne rêver que d’une retraite sous les palmiers hawaïens en compagnie d’une jeune Sheila…

Cela pour la façade. Derrière laquelle se joue une autre « pièce », à laquelle assiste la femme de ménage du vieux pasteur, ex-conjointe du redoutable disciple de celui-ci, et qui seule a compris la  secrète intention du cher homme…

  1. Grâce et bonheur

« Bugs était en train de mourir, mais comme c’était une femme très mince à la peau blanche avant que ça commence, cela ne se remarquait pas vraiment »…

Ainsi débute cette nouvelle sans trace de pathos, qui évoque le dernier voyage en mer de la chanteuse June Rodgers, alias Bugs, accompagnée de sa fille Averill, tendrement complice, qui rappelle volontiers aux gens de rencontre que sa mère a eu son heure de gloire, qu’elle a chanté des messes  et toute sorte de rôle, à l’opéra et un peu partout, e la nave va: « Bugs dit adieu à la terre qui disparaissait, ce doigt bleu nuit du Labrador »…

Le Maestro Fellini sourirait à la lecture de ce récit d’une croisière un peu symbolique évidemment, du fait de la situation, mais sur un ton évitant toute emphase et mêlant tranquillement humour et mélancolie, avec une frise de personnages finement silhouettés. Ainsi y a -t-il là une Américain « vraie fana de la course aux nouveaux amis », un professeur vieillissant et sa jeune compagne qui-a-fait-de-la-harpe, un artiste aussi laid que raseur draguant la fille de la mourante et le capitaine expliquant comment, un jour, il s’est débarrassé d’une défunte en la balançant par-dessus bord.

Grâce et bonheur: c’est aussi bien ce qu’on perçoit au fil de cet aperçu d’une fin de vie joyeusement vécue, portrait d’une femme très sensible et très libre et de sa fille non moins libre et très sensible…

  1. À quoi bon?

On lit ceci dans cette nouvelle évoquant, une fois de plus, des personnages dont les vies ont été marquées par une ou plusieurs séparations, de mort en divorces ou d’adultères en renouailles « Il semble que nombre de mariages dans lesquels on s’était embarqué le coeur léger au cors des années cinquante, ou tout au moins auxquels personne ne trouvait rien à redire, ont craqué au début des années soixante-dix, avec des répercussions spectaculaires et semble-t-il, inutiles, extravagantes ».

Rien, pour autant, de bien extravagant ni de spectaculaire dans les destinées des protagonistes apparaissant ici, à savoir Morris, resté borgne depuis l’âge de quatre ans, sa soeur Joan, leur mère qui les a éduqués dans l’idée qu’ils sont plus originaux et vernis que leur voisine surnommée Mrs Furoncle et sa fille Matilda.

On le verra souvent par la suite: plus on avance dans la lecture de ces nouvelles, et plus elles accusent une sorte de joyeuse mise en pièces des illusions de l’amour, qu’il s’agisse de fantasmes érotiques ou de rêveries romantiques, sans qu’ puisse conclure au désabusement et moins encore au cynisme. Simplement: la nouvelliste ne dore pas la pilule. À quoi bon en effet ?

  1. Différemment.

Quand les anciens hippies tournent aux bourgeois bohèmes, plus communément appelés bobos, cela donne à peu près les relations à la fois sincères et mouvantes, transformées ou réajustées en fonction de l’évolution des personnages, de cette nouvelle où le glissement de la permissivité banalisée devient cas de figure. Sans aucun sarcasme ni jugement moral, Alice Munro retrace admirablement la ronde de ces vieux-jeunes passés de la vingtaine à la cinquantaine en montant de quelques crans dans l’établissement social et qui, malgré leur mentalité « libérée », continuent de souffrir et de se faire souffrir. « Les gens évoluent de façon importante, sans pour autant changer autant qu’ils l’imaginent ».

Chose étonnante: ce n’est pas entre hommes que le mimétisme amoureux, merveilleusement observé et analysé par René Girard, s’exacerbe ici mais entre deux femmes, Georgia et Maya, la première se dupant en refusant d’être dupe et la seconde se trouvant rejetée par son amie en refusant sa prétention de vivre « différemment », acceptant les choses comme elles sont.

  1. Perruque, perruque

Dernière nouvelle de ce troisième recueil traduit en français, publié d’abord chez Albin Michel, en 1990, dans la prestigieuse collection des Grandes traduction, cette évocation des trajectoires parallèles de deux amies – Anita et Margot -, toutes deux filles de fermiers rugueux mais fort différentes de tempérament, nous vaut une nouvelle plongée dans la vie de personnages auxquels on s’attache à proportion de leurs tribulations autant que de leurs arnaques sentimentales ou sexuelles, comme celle du grand rouquin Reul, conducteur de car qui s’entiche de la jeune Margot, dont Anita sera la première à recevoir les confidences de cavaleuse prise à son propre piège et se vengeant non moins joyeusement. Passons sur l’anecdote, car les embrouilles affectives, sociales ou relationnelles, chez Alice Munro, ne vont jamais vers la comédie superficielle, même si c’est avec légèreté qu’il y est question de la profondeur des sentiments.

Alice Munro. Amie de ma jeunesse. Traduit de l’anglais (Canada) par Marie-Odile Fortier-Masek. Rivage poche. Première édition chez Albin Michel, 1992, 284p.       

L.M.

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