Le Passe Muraille

Éloge du libertin, ou la musique du désir

La guerre du goût selon Philippe Sollers,

par Gérard Joulié

 

On pourrait définir Philippe Sollers avec toutes les déclinaisons du mot libre : esprit libre, libre penseur (par là j’entends celui qui pense singulièrement, à l’écart de la foule et des modes politiquement correctes ou non), liberté ou encore libertinage.

Le libertinage est l’art du plaisir pratiqué par un esprit libre ; ce fut en son temps une invention française. Il a fallu toute l’hypocrisie bourgeoise du XIX’ siècle pour que nous rougissions d’être libertins.

En matière d’amour le libertin est un joueur, un amateur avec tout ce que cela comporte de science, de dilection et de détachement. Car l’amour-plaisir s’oppose aussi rigoureusement à l’amour-passion, qui est subi. Dans l’amour-passion, les amants subissent passivement l’inexorable déroulement d’un sort imposé. Le libertin choisit, au contraire, l’objet de son plaisir.

Tout le monde est envieux, cupide, avare, gourmand, haineux, mais très peu sont libertins. C’est une grâce divine, un don, diabolisés aussitôt par ceux qui en sont incapables. En réalité, le Diable, qui existe, contrairement à ce qu’on pense, est très puritain. Deux livres de Philippe Sollers récemment parus, Éloge de l’infini et Mystérieux Mozart, illustrent ce propos.

Le temps du clavecin

Au XVIIe, âge de mérite, de grandeur et de vertu, âge de Saint-Simon et de Bossuet, a succédé le XVIII, âge de plaisirs et de conversations. L’honnête homme cède le pas à l’homme de qualité. C’est le temps du clavecin, son pastel, son escrime. Romanesque. Le piano installera plus tard avec Beethoven le drame romantique dans la salle de concert. Demain, le prophète magnétisera les peuples et les foules. Ici pas de foule. Une société choisie, des gens de qualité.

Dans Les Noces de Figaro, Cosi fan tutte, Don Juan, Mozart met en scène cette société et pas une autre. Vienne ? Non, Paris. Un groupe d’hommes et de femmes sans peur et qui ont dompté les terreurs, les superstitions, les préjugés, ne s’appuyant ni sur l’âme ni sur Dieu, ni sur l’amour ni sur la vertu, voltigeurs sans filets au-dessus de l’abîme, nobles dans leur cynisme et probes dans leur corruption, se donne en spectacle à lui-même.

Dans Cosi, les Noces et Don Giovanni, Mozart a choisi non seulement des oisifs, seuls personnages de tragédie depuis que sont à la retraite les héros et les rois, mais des séducteurs qui ont mis le désintéressement même de l’amour à la base de leur séduction.

Le rideau se lève. C’est un jupon de femme. Embarquons-nous pour Cythère. Passons sur la rive élyséenne. Le paradis est là. C’est Chérubin hors d’haleine qui embrasse les genoux de la comtesse. Suzanne et Zerline cèdent sans céder. Vorrei e non vorrei. Être ou ne pas être ? Le désir et la musique de Mozart disent : être. Don Juan invite à sa table le Commandeur, le comte serre la taille de Suzanne. Figaro râle et grogne. Et voici les Ménades Elvire et Anna. Elles incarnent la Morale, la Vertu qui tue, et veulent la mise à mort du libertin. Je vous le disais : la Terreur approche, les lumières de la Fête s’éteignent, la joie faisait trop peur. On regarde le petit jour dégrisé. L’ordre est rétabli. Demain le peuple et la vertu régneront. Robespierre y veillera. Le songe a fini dans la nuit d’été. La vie n’était qu’un songe.

Mauriac s’est trompé. Il avait identifié le Commandeur à Dieu. Et si c’était le Diable ? Le Diable qui refuse de jouir. Et si Dieu était du côté de Don Juan ? C’est le pari de Philippe Sollers. Et à bien entendre la musique de Mozart, cela semble l’évidence.

Superbe et solitaire

Même si l’amour au XVVIII siècle est un jeu de société, Don Juan est un homme seul. Libre et nu, donc seul et traqué. Un homme libre, c’est le contraire d’un homme libéré. Et apparemment les hommes ne sont pas ses frères. Son innocence est royale, sa liberté souveraine, sa culpabilité absolue. Son hymne au vin, à l’amour et aux femmes, ce n’est pas tout à fait l’hymne à la joie de Schiller qui emportera les foules dans le tourbillon révolutionnaire. Ici on danse une autre danse. Aveugle à l’invisible, sourd à tous les silences, Don Juan semble n’être qu’un odorat. La vie ne serait-elle qu’un parfum, une odeur ? Traduire ce sens olfactif, c’est tout l’art de Mozart.

Divin Mozart, a-t-on dit. Cet adjectif le déclasse et le fausse. Car la musique de Mozart est la plus humaine, la plus charnellement humaine qui ait jamais été écrite. C’est la musique du désir et de la libido.

Ite, missa est. Philippe Sollers continue sa guerre du goût. Prenez et lisez.

G.J.

Philippe Sollers, Mystérieux Mozart. Plon, 2001, 247 p. Éloge de l’Infini. Gallimard, 2001, 1 104 p.

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