Le Passe Muraille

Éloge de la librairie

   

Une souvenance sentimentale de Daniel de Roulet

 

Pour J.F.G.

 

Il arrive aux amourettes les plus simples de finir de manière grandiloquente. C’est ainsi que cela s’était passé. Nous nous étions quittés sur une phrase un peu trop pompeuse en sortant de la librairie. Elle m’avait dit :

— Tu te souviendras des livres, mais tu m’oublieras.

— Je ne t’oublierai jamais, avais-je répondu.

Et voilà que plusieurs années plus tard, invité chez une éditrice qui habite tout près de là, je repasse devant cette librairie, me souviens des livres que j’y avais feuilletés, mais ne me souviens plus du nom de cette femme.

Il s’agit d’une grande librairie tout près de Harvard Square, à Cambridge dans le Massachusetts. Elle est ouverte jusqu’à minuit, s’étale sur deux vastes étages et des milliers de recoins où sont installés des chaises et des canapés pour lire tranquillement. On peut aussi se servir à boire, utiliser les tables basses pour empiler les livres qu’on prévoit d’acheter ou de lire. Les lecteurs habitués viennent s’installer là comme dans une bibliothèque avec leur gobelet de carton où refroidit le café, avec leurs pieds sur la table. D’autres s’y donnent rendez-vous pour discuter d’un cours, chercher une référence. Ils sont debout, à genoux ou assis, appuyés contre les rayons inférieurs, de sorte qu’il faut parfois leur demander de se déplacer pour accéder à un titre. L’endroit est vaste comme un supermarché, étroit comme des couloirs de catacombes.

C’est là que cette femme dont j’ai aujourd’hui oublié le nom m’avait emmené avant la grande scène des adieux. Nous ne nous connaissions pourtant que depuis la mi-journée. J’avais été invité à un débat contradictoire sur une question qui me tenait à coeur. Mon interlocuteur était un personnage haut placé dans la hiérarchie universitaire de Harvard. Comme j’ai peu de respect pour ce monde-là, je l’avais attaqué avec une virulence qui avait séduit une partie du public. En tout cas c’est ce que cette femme était venue me dire à la fin du débat.

Je me souviens qu’elle était blonde avec des yeux rieurs et un joli sourire. Mon âge, sans doute. Elle avait proposé de me faire visiter les environs. L’après-midi touchait à sa fin. Nous avions commencé par un restaurant indien, puis une tournée des parcs. Elle m’avait parlé de l’éducation de ses enfants, de son mariage avec un homme qui voyageait beaucoup et des idées que j’avais défendues lors du débat. Sur un banc parmi les étudiants pressés nous avions pris le temps de nous embrasser. C’était la fin d’une belle après-midi d’été.

Puis nous avions discuté sérieusement. Elle prétendait que la littérature avait déjà fait le tour de nos vies. Tous les sentiments que nous avions eus ou aurions encore étaient déjà recensés entre les pages des livres. Je protestais pour la forme, car évidemment, il est ridicule de se prétendre original quand on est là, sur un banc, à embrasser une personne rencontrée depuis peu. Mieux vaut alors s’en remettre aux modes d’emploi de la littérature universelle.

Cette femme m’avait ensuite fait visiter l’endroit le plus intéressant de toute la région, la fameuse librairie. Nous y étions entrés avant le coucher du soleil, n’en étions sortis qu’à la fermeture, à minuit.

Je me souviens qu’elle m’a montré des dizaines de livres que je devrais absolument lire. Nous nous sommes installés à une table. A cause de la chaleur qui régnait, nous avons enlevé autant d’habits que la décence le permet. Elle avait les épaules nues, c’est le genre de choses qui me restent d’elle, même si, pour ce qui est de son nom, je le cherche encore. Elle a commencé par les auteurs classiques, sachant par coeur où se trouvaient les scènes d’amour dans les romans des soeurs Brontë. Mais elle m’a aussi montré deux vers de Chaucer qui disaient beaucoup en très peu de mots. Dans la version anglaise de Tristan et Yseult, elle a retrouvé cette courte scène où le pauvre Tristan est abusé par son épouse. Il est au lit, malade, et demande si la voile qu’on peut voir à l’horizon est noire ou blanche. Si elle est claire, l’Yseult qu’il aime se trouve à bord. Mais l’épouse de Tristan lui ment, annonce que la voile est noire. Alors Tristan se retourne contre le mur et meurt. Je me souviens qu’elle m’a montré ce demi-vers traduit en anglais : « Tristan tourne la tête vers le mur. » Elle trouvait que tout était dit et je n’avais rien à lui opposer. Elle semblait connaître toutes les oeuvres de la littérature américaine et de nombreux auteurs dont je n’avais jamais entendu parler. Elle allait se servir dans les rayons, revenait avec le doigt sur un paragraphe dont elle m’expliquait le contexte, éventuellement la situation des personnages ou un décor particulier. Je lisais ces extraits et me rendais compte qu’en matière de grand amour, je n’avais encore pas vécu grand-chose.

J’ai eu moi-même le droit de choisir pour elle mes livres préférés, mais je suis assez classique dans mes goûts : La Princesse de Clèves et Bérénice me tiennent compagnie depuis la fin de mes études littéraires.

Dans le courant de la soirée, des centaines de clients ont dû passer près de la table où nous étions installés. Elle me parlait à voix basse, s’inquiétait de mon absence d’enthousiasme dans certains cas, m’obligeait à lire plus avant jusqu’à ce que je me prenne enfin pour le héros de l’histoire, amant abandonné, séducteur mourant de désir pour un être inaccessible, ou même jeune ingénue s’éprenant d’un étranger de passage. En une soirée j’ai vécu la passion de presque tous les héros qu’elle choisissait pour moi. Quand un client s’en allait, abandonnant ses lectures, un employé passait pour reclasser les livres. L’heure nocturne avançait, il n’y a bientôt plus eu de place sur notre table. L’employé est alors venu demander s’il pouvait ranger une partie des livres. Je crois que nous avions battu un record. Nous ne voyions plus le temps passer, l’annonce de la fermeture nous a surpris. A minuit sur le trottoir devant la librairie, elle m’a dit cette phrase étrange qui me reste : «Tu te souviendras des livres, mais tu m’oublieras. » J’ai pensé que nous allions faire un tour du côté de mon hôtel, mais elle m’a fait com-prendre que notre soirée s’arrêtait là. Elle avait un dernier métro à prendre et un mari qui l’attendait. Je n’ai pas su la retenir, je n’ai même pas su retenir son nom. Mais les livres de cette librairie, je ne parviens plus à les oublier. L’éditrice qui habite près de là répète qu’après la lecture de chaque livre « je est un autre ».

DDR

31.10.2004

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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