Elégies de l’homme qui penche
(Louis Soutter, Seuls)
Poèmes inédits de Grégory Rateau
POÈME PAÏEN
A la fin, je me présenterai devant vous
presque nu avec seulement mes bagues en éventail
une pour chaque vie que j’ai vampirisée
les yeux gris d’un plein de soleil
l’iris en parchemin récit des folies de ma jeunesse
mes muscles à présent atrophiés d’avoir trop ou mal aimé
De rares cheveux formeront ici ma couronne
unique récompense pour toutes mes conquêtes
personne pour laver ma dépouille
lui donner les derniers sacrements païens
juste une photo monstrueuse pliée dans mon poing droit
et qui n’aura plus rien à voir
avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs
couchée là
sur son lit de ronces
l’ironie glorieuse aux coins des lèvres
innocence encadrée dans un miroir de poche
enfin confrontée à son portrait ravagé
Une vie entière pour un rien
car privée de tout
même d’une descendance.
***
Vivre dans l’attente
en « homme qui penche »
refaire sans cesse le même chemin
jusqu’à inverser l’ordre des jours
et dans un éternel retour
remiser toute espérance
puiser dans l’absence
les élégies des temps futurs.
***
Loin de votre hystérie
je vide la bile de mes poches
pour que rien ne freine
l’élan vers ce « contre-ciel »
Ni vos cris en suspension
ponctuant la route du malheur
ni ce goutte-à-goutte d’un vert de brume
qui cogne sur mon crâne
fait remonter la vase
et son cortège de puanteurs
La terre elle-même se dérobe
et là, au centre du fleuve
ma vie stagnante
îlot idéal d’où je contemple mes peurs.
***
Elle est là
l’angoisse glissée entre tes doigts
celle qui déclenche Le geste
aligne les mots
dans un ordre préexistant
à ta naissance
où tous les soleils te reconnaissent
Sans elle
c’est la sensation d’une faim démoniaque
et ces perceptions glauques
durant cette nuit définitive
mais comment renouer avec la Muse ?
regagner ce territoire solaire
entre ton carnet vide et ce cendrier plein de poèmes.
(Dessin de Louis Soutter)
UN AUTRE
Sentinelle, je veille
dans les décombres de cet hôtel
à l’affût des murs disloqués
tapisserie branlante, blessures exposées
Des vies usées suintent de l’autre côté
Dans la rue, des vestiges de béton
Des canalisations larmoyantes
Il manque un B à cette -oulangerie
ou un f à ce coi-feur
il faut donner à chaque mot un nouveau genre
Alors j’écris en toutes lettres :
ALCHIMISTE DU VERBE
Des chemises poisseuses passent en trombe
Visages élastiques
Des rides dégoulinent
comment après cela prendre la pose
il me faut apprendre à être un autre
déposer mon enveloppe de chair
pour en enfiler une autre
Il n’est plus question de choisir
ni de monnayer mon reflet
le premier venu fera l’affaire
et tant pis, même si l’enveloppe est en fin de vie
faire l’expérience de toute incertitude
ne plus écrire sur le papillon
mais endosser ses couleurs éphémères
Deux jours, peut-être trois
pour tout dire
tout ressentir jusqu’à la brûlure
Ne plus faire profession de faiseur
un seul poème suffira
il doit suffire
Un nuage passe, il est déjà trop tard
l’enveloppe rétrécit
ma vue décline
Mémoire brisée
je cherche à tâtons des lambeaux de lumière
Il me manque un M un A un I un N…
***
ÎLES D’ARAN
Surdité de la roche
enseigne érodée
un phare dans une lucarne
les sanglots de la mer en ricochets
glissent sur le silence des buveurs
une pinte, deux pintes…
molle continuité
Calfeutrée devant la cheminée
la vieille remet une tourbe
claque sa langue à chaque crépitement
un gros nuage orphelin rejoint le troupeau
éclaircie virale
la lumière mousse drue
Les mêmes gueules d’échoués
dans le miroir éventré
l’écho de la mer jusqu’à la nausée
les filets roulés aux pieds
du sel au coin des yeux
un naufrage de mémoires.
Raturé jusqu’à me rendre illisible à moi-même
je descends dans le monde d’en dessous
guidé par le dernier gardien de la crypte
lui seul peut me voir
avec ses yeux de possédé
branchés sur des voltages meurtriers
Sous les pavés
sa vérité me transperce
ses colères prophétisent:
« Tout va disparaître mon cher
Paris balayé avec tous ses littérateurs! »
chacune de ses ponctuations est comme frappée de stupeur
Les mots sont retournés
leurs abjections révélées
ce qu’il me dit, je l’attendais
tout passe rien ne résiste
pourtant sa parole à lui
ne connaît pas de fin
(Peinture au doigt de Louis Soutter)
BEYROUTH BY NIGHT
Un taxi noir
celui d’après minuit
mon chauffeur qui slame
mix de plusieurs langues
et ses sourcils de loup-garou
dans les nuits fauves de Beyrouth
cette montagne dressée au loin
constellation d’un Pollock en transe
Je décroche
A côté de mes pompes
tel un somnambule
la ville jappe
puis bat la mesure en rythme
par la fenêtre
des fils électriques tressés à l’infini
tout va trop vite
Ça défile
Appartements percés de part en part
éclats de balle
des trous de la taille d’un obus
un goût de poussière
odeur de pneus brûlés
ma tête prête à exploser
comme si des doigts essayaient de me faire avouer
mais quoi ?
Je délire
Un gamin court après la voiture
le feu passe au rouge
des scooters nous tournent autour
regards de chiens enragés
haine de l’étranger
On fonce
Sur les bords de mer
la lune fait du sur-place
le ciel pris de folie
des lucioles rebondissent sur le sable
des chars défilent
Tremblement
La terre entame son solo de jazz
***
Je rêve d’une femme
la peau claire
aux cheveux noirs
mais j’ai droit à la lampe d’un militaire
braquée sur mon désir
il nous fait ranger sur le bas-côté
fouille au corps
vérification des papiers
le loup-garou ne veut pas aller plus loin
Je longe la plage
Des couples se cachent dans des voitures
tous phares éteints
dans l’eau, elle est là
la femme à la peau claire
aux cheveux noirs
elle n’a pas peur des flammes
des reflets brulants sur les vagues
je plonge avec elle
sous l’eau, une autre nuit
une longue phrase
sans un mot
A love supreme
***
La nuit je l’entends attablé
se consumant à mon bureau
les touches craquent
il redouble de violence
je le sens
à la lueur fébrile de l’aube
essayer de gagner du temps sur moi
ses traits sont presque identiques aux miens
l’obscurité allonge un peu plus ses mains
mais son âme coule aux bouts de ses doigts
tandis que la mienne végète
pas un mot qui ne soit éprouvé
le manuscrit que je récupère au petit matin
est le testament d’un damné.
(Louis Soutter, Obscure est ma passion)
SANS ELLE
Quarante années à user du bon mot
à chercher un sens nouveau
pour quoi faire
pour quoi dire ?
éprouver aujourd’hui toute la prégnance du vide
du non-mot, du « mort-mot »
ne plus rien avoir à dire
à personne
toutes ces nuits sans elle
à l’imaginer sanglée
sur son lit de ferrailles
des néons lui rentrant dans le crâne
l’empêchant de rêver
seulement des cauchemars, des caresses volées
jusqu’à ce qu’elle rentre enfin d’HP
livide malgré sa frénésie de chair
le bonheur à réinventer
le fantasmer pour deux, pour quatre
jusqu’à ce matin
le sentiment terrible dans ses yeux
d’être un étranger
et après ça, tout à recommencer encore et encore
les enfants à consoler
s’occuper des autres pour ne pas avoir à y penser
jusqu’à cette nuit glacée
face à la page
à ce silence jusqu’au bout des doigts
le même vide
art d’agrément
hygiénisme du réel
qui ne la fera pas se sentir mieux
qui ne la ramènera pas dans les draps
la même impuissance
et l’impossibilité à présent de l’exprimer.
©Grégory Rateau
Grégory RATEAU est né en 1984 dans la banlieue parisienne. Après de nombreuses années d’errance (Liban, Irlande, Népal…), il vit aujourd’hui à Bucarest où il est le rédacteur en chef et le directeur d’un média d’informations en ligne et chroniqueur radio. Il anime également des débats pour le réalisateur roumain primé à Cannes, Cristian Mungiu.Sa poésie rencontre un bel écho dans plus d’une vingtaine de revues en France/Corse, en Suisse, au Québec, en Belgique, au Portugal, en Roumanie et bientôt en Espagne et en Italie (Recours au poème, Place de la Sorbonne, PoesiaRevelada, Cavale, La Page Blanche, Arpa, Comme en poésie, Points & Contrepoints, Verso, Traversées, Le Persil…). Il a récemment participé à un livre d’art à l’œil de la méduse et à deux anthologies du Printemps des poètes 2021/2022 chez Scudo Edition et les Editions Pourquoi viens-tu si tard. Son premier recueilConspiration du réelvient de paraître aux Editions Unicité. Son premier romanNoir de soleil paru en 2020 chez Maurice Nadeau a été sélectionné la même année au Prix France-Liban et au Prix Ulysse du premier roman.
Une belle découverte que ces poèmes-là, qui penchent et se penchent, parfois presque trash, assez souvent presque lyriques.
Merci Gio. Une belle rencontre de sensibilités.
Le Passe-Muraille est l’une de mes revues préférées , un trésor de propositions de lectures de qualité. Je suis ravie que la poésie soit mise à l’honneur avec ces magnifiques poèmes de Grégory Rateau; modernes, intenses, touchants; une plume à fleur de peau qui va droit au cœur.