Le Passe Muraille

Écrire en Suisse

 

Propos d’un passeur sachant  passionnément passer, signés Alfred Berchtold (1925-2019).

«Mon père en m’embrassant fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore.

Jean-Jacques, me dit-il, aime ton pays.» (Jean-Jacques Rousseau)

Chers amis du Passe-Muraille, vous demandez aux littérateurs de nos terroirs dans quelle mesure, en tant qu’écrivains, ils se sentent liés à la communauté confédérale. Merci de me permettre de prendre part au débat, quoique, ni poète, ni romancier, je ne sois qu’un commentateur des œuvres d’autrui, qu’un présentateur de lieux, de personnalités créatrices, de familles spirituelles. Un écrivant plutôt qu’un écrivain.

Or ce qui me fait écrire, c’est précisément le plaisir d’être de ce pays et surtout le désir d’arracher à l’oubli, à l’indifférence une petite part de ses richesses artistiques et spirituelles, de rendre contemporaines, fraternelles tant de figures du passé qui ont aujourd’hui quelque chose d’important à nous dire, à nous donner. Ce que me fait écrire ou m’adresser à des auditoires, c’est le besoin de ménager à d’autres les rencontres qu’il m’est donné de faire chaque jour dans chacun de nos cantons, de nos cités, de nos villages. C’est de dire le passage du poète, au sens large, ramuzien et gotthelfien du terme, le passage – car il existe aussi – du prophète (souvent dérangeant), et celui de l’étranger qui, tant de fois, a apporté à une de nos localités comme un supplément d’âme, une dimension nouvelle, et lui a conféré une signification européenne. Et de chaque village partent des chemins qui nous relient à l’Europe et aux autres continents. Sans parler des innombrables séjours de formation à l’étranger, ni aujourd’hui des engagements de volontaires du CICR, l’histoire de notre émigration nous fait, comme celle de notre immigration, participer à la vie du monde, et plus d’une fois aux péripéties les plus brûlantes de son histoire.

Ce qui a fait pour moi de la Suisse tout entière une patrie, c’est – plus encore que des racines et des souvenirs personnels, plus encore que la nature de ce pays – son histoire culturelle: littéraire et artistique, scientifique et religieuse. Ce qui a fait qu’à aucune minute je ne me suis ennuyé en poursuivant mon étude (je ne nie pas les traversées obligées de tunnels parfois longs), c’est le passage incessant qu’elle me ménageait du particulier à l’universel. C’est le plaisir de la diversité, c’est l’enrichissement par la polyphonie, par les différences ressenties comme des complémentarités; c’est aussi l’expérience d’une parenté réelle, d’échanges, de convergences, voire de parallélismes, bien plus nombreux que quelques-uns ne veulent parfois l’admettre.

Un seul lac ne saurait me suffire. Il me faut l’éblouissement lémanien qui vous saisit au sortir du tunnel de Chexbres, mais aussi la magie wagnérienne (du meilleur W agner !) du lac des Quatre-Cantons, tel crépuscule sur le lac de Constance, contemplé de la pointe de Romanshorn, tel lever de soleil sur le lac de Lugano dont les fjords répondent à ceux des Quatre-Cantons, et enfin, pour limiter arbitrairement cette liste, – que les Neuchâtelois et les Biennois me pardonnent ! – le chapelet enchanteur des lacs de l’Engadine. Mais il me faut aussi toutes les toiles inspirées par nos lacs à des peintres, de Konrad Witz à Bocion, de Turner à Hodler.

Il en est de même de nos montagnes. Mes jarrets conservent la mémoire de quelques belles ascensions, et mes yeux celle de panoramas impressionnants, mais la montagne suisse, pour moi, c’est aussi une anthologie d’œuvres de tant d’artistes d’ici et d’ailleurs (l’Italien Segantini comme l’Allemand Kirchner) poussés par le besoin de grandeur. Je feuillette le catalogue de l’exposition présentée en 1977 par Pro Helvetia à Coire et à Tokyo: Les Alpes dans la peinture. Quel monde d’impressions diverses !

Comme les entretiens avec on ami le compositeur Bernard Reichel, les visites d’ateliers de peintres et sculpteurs d’Aire-laVille ou de Cartigny à Celerina ou à Maloja, de Delémont ou de Courroux à Stäfa ou à Winterthour, la correspondance entretenue avec tels artistes établis au Tessin comptent parmi les bonheurs de ma vie. Le «concentré» de peinture suisse que j’ai constitué dans mes albums (plus de 500 noms) ne cesse de me nourrir et de me réjouir. Je rêve d’une carte du pays ou chaque nom de lieu serait suivi de ceux des artistes qui l’ont illustré. Je rêve d’une autre carte, qui serait celle de ses écrivains, d’une autre encore qui rappellerait le séjour de grands Européens venus trouver ici le repos, la halte nécessaire, un lieu de labeur et, plus d’une fois, une source d’inspiration renouvelée.

Nos lacs et nos montagnes ne sont-ils pas présents dans la grande littérature européenne autant que dans la peinture, et bien autrement que par des «clichés» ? Il en est de même de nos cités. Que d’hommages aussi rendus dans le monde à des personnalités dont nos écoles n’ont plus le temps de parler – et cela est grave, très grave, car une Suisse oublieuse de Pestalozzi n’est plus la Suisse. Faut-il à propos de Paracelse demander à un Jorge Luis Borges de nous rafraîchir la mémoire, ou trouveronsnous le chemin de l’exposition que lui consacre Einsiedeln ?

La Suisse, pour moi, ce n’est pas d’abord la Société suisse des écrivaines et écrivains, mais – à côté de tant d’amis bien vivants, à côté de tant d’anonymes, de femmes et d’hommes qui nous ont révélé la nature du vrai courage et du vrai dévouement – c’est l’ermite du Ranft, le chevrier Platter et Bräker, le pauvre homme du Toggenbourg; c’est Tœpffer et Gottfried Keller, Gotthelf et Vinet, le P. Girard et le P . Florentini, Ramuz et Cendrars, Ansermet et Charles Dutoit, c’est la dynastie Piccard et l’astronaute Nicolier, aussi bien que Hans Küng. C’est une succession impressionnante de grands constructeurs de ponts, en bois, en pierre, en fer, en béton armé et précontraint.

Ce sont les ordres du jour et la carte topographique du général Dufour, la correspondance d’Euler, c’est le Journal d’Amiel, vaste comme la mer. Ce sont tant de romans, de nouvelles, de souvenirs d’enfance, de promenades et de rêveries, de pages d’introspection d’hier et d’aujourd’hui… C’est le Liauba et le Chant de la Bérésina, et les chansons de Jaques-Dalcroze et celles de Gilles. Ce sont Dimitri et Emil, Zouc et Bernard Haller. Ce sont les Laudi de Hermann Suter, la Cantate de Noël et Pacific 231 d’Arthur Honegger.

Ce sont aussi la Renaissance italienne de Burckhardt, De l’Allemagne de Mme de Staël, les Lettres sur les Anglais et les Français de Muralt, V enise au XVIII e siècle de Monnier, la Civilisation grecque d’André Bonnard, l’Anthologie juive d’Edmond Fleg, L’Ame romantique et le rêve de Béguin, De Baudelaire au surréalisme de Marcel Raymond, L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont et l’anthologie, composée pour l’UNESCO sous la direction de Jeanne Hersch, Du droit d’être un homme.

C’est l’oeuvre de grands médecins et psychologues, pédagogues et théologiens, ingénieurs et architectes. C’est Ascona et Dada, le cirque Knie, le cabaret Cornichon et le Coup de Soleil, l’aventure du Schauspielhaus de Zurich dans les années 30 et 40 (grâce aux réfugié juifs), c’est Georges Pitoëff à Genève, avant Benno Besson2.

Voilà de quoi vous constituer une belle patrie intellectuelle, fort peu repliée sur elle-même.

Et pour que cela ne tourne pas à l’idylle, au Heidiland (mais je salue Johanna Spyri !), s’ajoute toute une littérature contestataire, œuvre d’une intelligentsia fière de sa lucidité, et inlassable à distiller des formules au vitriol sur ce pays qui, à l’en croire, n’en est pas un, sur sa sinistre inexistence, ses scandales et ses atrophies, ses manquements et ses lâchetés. Et bien sûr qu’une bonne partie de ces griefs est justifiée et que l’actualité, plus encore que le passé, nous donne bien des raisons de tristesse, de regret d’occasions manquées, de colère devant tel ou tel manque de solidarité ou de transparence, devant tant d’exemples de confusion des valeurs. Mais toute patrie, hélas, a sa part d’ombre et nulle histoire ne s’est construite autrement que le pont qui, au XIIIe siècle, ouvre la nôtre en même temps qu’il ouvre le chemin européen du Gothard. Pont du diable. Pas d’histoire (individuelle, nationale, sociale, littéraire, ecclésiastique) sans la participation du démon. Le combat est toujours à reprendre. Ce qui n’atténue pas, mais confirme le quand même de l’amour.

Mes manquements personnels m’interdisent de me croire supérieur à l’ensemble de mes compatriotes. Autant je salue la critique vigoureuse de faits, de délits précis, autant me paraît détestable un certain ton de dénigrement systématique, tel qu’il se manifesta notamment à l’occasion d’une commémoration récente. Mais même chez des commémorateurs de bonne volonté, combien était étriquée parfois l’image du pays qu’ils prétendaient célébrer. Quelle vision souvent plate, unidimensionnelle ! Quel manque trop fréquent de sens du symbole et de la durée vivante, quelle absence de références inattendues, stimulantes, rafraîchissantes ! Or il n’y a ici (comme presque partout dans ce monde) qu’à se baisser pour récolter des trésors de faits et d’images, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour faire, à travers les siècles (avant 1291 déjà et aujourd’hui même) des rencontres propres tour à tour à vous toucher, vous bousculer, vous interpeller (ce verbe qu’on affectionne aujourd’hui), vous enrichir ! Mais il faut pour cela un minimum de disponibilité, d’humilité, de non conformisme et de curiosité offensive.

La passion exploratrice qui m’a fait rencontrer tant d’artistes, tant d’auteurs de ce pays, m’a mené tout naturellement à de plus vastes ensembles et en des noms de lieux au moins aussi dignes d’intérêt que les nôtres. Mais si, établi jardinier dans ce pays, je ne travaille pas son sol, qui le fera à ma place ? Et qu’estce qu’un pays infidèle à luimême – et à sa mission d’incarner un fédéralisme vécu dans toutes ses implications – aurait à apporter à une communauté élargie ? L’Europe se fera de ce que nous lui apporterons. Elle sera la somme de nos fidélités. Si je méprise le Pacte confédéral initial, si mon pays n’est qu’un société d’ignorance mutuelle, si les soucis et les joies des Grisons, du T essin ou de l’A ppenzell, si leur apport spécifique à notre civilisation m’indiffère, quelle sera ma crédibilité européenne ?

A. B.

(Le Passe-Muraille,  Dossier spécial Ecrire en Suisse, décrire le monde, Nos 6-7, mai 1993)

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