Le Passe Muraille

Échange manqué


Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

Comme nous voudrions parfois que notre passé soit celui d’un autre, et comme l’échange avec autrui semble facile ! Quelles forces ne faut-il pourtant pas rassembler pour en décoller l’épiderme alors que les méandres de ses couches supérieures nous sont encore si familiers et tous les souvenirs cachés dedans si confortables. Comme si, en fin de compte, nous y tenions malgré tout. Pourquoi creuser sans cesse sinon pour se rassurer ? Sur ce sujet, Lydia aurait volontiers confié le sien par petites tranches au service des encombrants. Son courage ne fléchissait jamais. Elle donnait volontiers des conseils — en cherchait, aussi.

Elle allait d’ailleurs avouer quelque chose, accoudée à la portière de la décapotable — quelque chose de terrible, je le devinais à son regard fixé à hauteur du mien. Je posai un doigt sur ses lèvres pour suggérer le silence. Elle avait déjà sa liste en poche, comme pour les courses, et puisqu’elle était joueuse, elle s’amusa à me mordiller comme les mécréants l’hostie. Je retirai l’index, coupai le contact et glissai un billet au jeune Sandy pour la surveillance de la voiture.

Lydia choisit un petit restaurant de poissons à la frontière d’Ipanema, tout près de l’église catholique avec sa basse-cour de poules et de dindons cachée au bout du couloir à gauche de l’autel.

« Vous n’êtes pas un imbécile, oh que non ! C’est pour ça que j’aime bien vous taquiner », dit-elle en s’asseyant.

Sur quoi une fatalité à l’odeur de crevettes frites fit irruption dans la salle aux tabourets couleur lilas, une fatalité à l’éloquence souveraine, qui me berça de mots doux sans que j’en fusse pleinement conscient. Lydia, qui avait ses habitudes dans l’établissement, avait préparé son discours.

Elle glissa une feuille de papier à côté de la barquette de crevettes (apéritif, cadeau du patron).

« Goûtez-moi ça, vous m’en direz des nouvelles », fit-elle sur un ton… hum hum… sirupeux — c’est bien le mot. Ce qui était une manière de dire : maintenant que Sandy s’occupe de la voiture, nous avons tout le temps qu’il faut.

La liste était courte : 1. Bras cassé en pleine nuit suite à une altercation avec mon frère (avril 2011) ; 2. Brûlé tous mes vaisseaux en me fâchant à mort avec le président du yacht club (mai 2012).

J’allais adopter le style détaché, mais Lydia m’en dissuada tout de suite de la pointe du pied, lequel, subitement déchaussé, s’appuya mollement contre ma chaussette avec la ferme intention de rester là à goûter la douceur du fil d’Écosse. Quelle drôle de musique, aussi, s’échappait des hauts parleurs, une musique nord-américaine faussement chaloupée…

Lydia avait récemment refait sa teinture. Elle balançait vaguement les épaules, fière de l’ébène profond de ses boucles, et poussa vers moi la barquette de crevettes une deuxième fois.

« Alors ? » fit elle la bouche pleine.

Alors — première chose —, que faire devant un tel désarroi ? Lydia n’avait jamais revu son frère après avoir refusé chacune de ses visites à l’hôpital. Elle avait rompu avec monsieur Chateaubriand. Pour de plus ou moins bonnes raisons dans les deux cas. Parce que son frère voulait lui faire signer des aveux compromettants après lui avoir cassé le bras, et parce que monsieur Chateaubriand, même dans son blazer parfaitement croisé, sentait fort la transpiration.

J’aurais pu prétendre ne rien savoir, mais Lydia ne m’aurait pas cru.

« Nous  irons voir les poules juste avant la messe. Je les aime bien, dit-elle en reprenant une crevette, je prie pour elles bien qu’elles n’aient pas d’âme. »

Deuxième chose : pour rien au monde n’aurais-je voulu d’un frère violent et d’un président du yatch club suintant le whisky. Qu’avais-je de mieux à lui offrir en retour ?

« Pourquoi n’oubliez-vous pas tout ça ? » proposai-je sans trop de conviction.

Elle fronça les sourcils, secoua doucement la tête de droite à gauche et dit avec chagrin : « Je ne suis plus très jeune, vous savez ».

Justement, allais-je dire. Mais, je sais ce qu’aurait répondu Lydia : justement non, je veux que le peu de temps qui me reste soit au mieux très agréable, au pire calme, et surtout être à l’abri du besoin.

Aurait-elle préféré ma version du président du yacht club — en pagne écru ni d’abeille plutôt qu’en blazer, parfumé à l’eucalyptus, rosi aux joues par la vapeur du sauna du club privé de Gávea, buvant de l’eau pétillante importée, intarissable sur sa collection de tableaux ? Aurait-elle voulu se souvenir de mon frère, un être d’un irénisme maladif, incapable de prendre la moindre décision, plutôt que du sien ? Suite à un accident de ski, le malheureux devait se satisfare de peu. Il lui suffisait de regarder faire Lydia derrière un miroir sans tain.

J’y pensai. Plus j’y pensai, plus l’idée de l’échange devenait séduisante, plus Lydia attendait une réponse, plus le temps se faisait rare, plus il nous tardait d’aller nourrir les poules et de remercier Sandy avec un deuxième billet et une virée le long de la plage.

Finalement, j’aurais pu avoir une bonne raison de refuser de revoir mon frère s’il m’avait cassé le bras sous le coup de la colère. Comment s’y était-il pris, d’ailleurs ? « Pfft…, fit Lydia d’un air désabusé, … en refermant le tiroir de la commode avec un emportement… une violence…! Je ne répéterai pas les mots qu’il a osé prononcer. »

J’insistai. Elle se pencha au-dessus de la table et les glissa tels quels dans mon oreille. Quelle épouvante ! Peut-on dire des choses pareilles à sa propre sœur ? Tout ça pour quoi… ? Et d’ailleurs, pour quelle raison le bras de Lydia était-il à ce point plongé dans les profondeurs dudit tiroir ? Pour de l’argent, bien sûr, ou quelque chose à vendre qui en valait — peut-être bien quelque chose qui appartenait à son frère, ou alors un document compromettant pour monsieur Chateaubriand.

La soupe de poissons était là, entre nous deux, au centre de la table.

« Allez, commencez, c’est la meilleure moqueca de Rio », assura Lydia.

C’était d’ailleurs une bien petite somme. Mais bon, Lydia n’est pas née, comme on dit, avec une cuiller d’argent dans la bouche. Elle aurait pu continuer à gagner beaucoup avec monsieur Chateaubriand, en détournant la tête, en pensant à autre chose, en faisant un puzzle imaginaire, en le battant au scrabble les yeux fixés sur le plafonnier. Ou bien en rêvant au bord de mer, aux poules de son église préférée. Comme Lydia inclinait la louche au-dessus de mon assiette et que la radio jouait une épouvantable version d’Aquarela do Brasil, ratée, prétentieuse, absolument sans aucun charme, je me dis qu’elle aurait pu faire tout ce qu’il fallait en pensant à mon frère, qui est un bel homme et sent toujours bon l’after-shave.

J’avouai d’ailleurs à la première cuillerée, sans vraiment y réfléchir, simplement pour lui remonter le moral : « Mon frère est un très bel homme qui sent toujours bon l’after shave » (notez le superlatif, glissé là en contrebande sans que je me fusse douté de rien).

« Aha…, fit-elle, aussitôt intéressée, … vous voyez ! »

Et l’autre ? Senhor Oswaldo Chateaubriand était une âme en peine, un sentimental qui aime vous serrer dans ses bras lorsque vous le croisez par hasard dans un hall d’hôtel ou un cocktail. C’était un homme affable et d’un naturel tranquille avec un penchant — bon ou mauvais, ce n’est pas à moi d’en juger — pour ce qu’il est convenu d’appeler les femmes faciles, et des exigences peu communes en matière de gratification. On suggérait souvent qu’il était dépravé par une fortune colossale. Je crois plutôt que c’était un enfant qui avait peur de l’infini, qui se contentait des bons morceaux tant qu’il y en avait à portée de main. Il détestait la complication et croyait dur comme fer que l’Amérique, de haut en bas, c’était du bluff. Les femmes faciles le reposaient d’une foule de tracas financiers, et le fait d’en voir trouvé une plus facile que toutes les autres était la meilleure raison du monde de ne plus en chercher.

Je m’en ouvrai à Lydia, la félicitai de nouveau pour le choix du restaurant.

« C’est quoi, l’after shave de votre frère ? demanda-t-elle.

— Le mien. C’est l’une des rares choses que nous partageons.

— Je peux sentir ? »

Elle se pencha au-dessus de la cassolette de moqueca en protégeant son décolleté avec son avant-bras. Lydia n’était pas du genre à attendre les réponses trop longtemps. Son désir de faire glisser ses boucles brunes contre mes joues était le plus fort, plus fort encore que les avances peu discrètes de monsieur Chateaubriand, mais moins, en fin de compte, que celui de profiter extemporanément des effluves de l’after shave, lesquelles avaient bien évidemment disparues. Il était deux heures de l’après-midi.

« Je me suis rasé ce matin à sept heures, dis-je.

— Alors, il faudra que je passe tôt demain matin pour humer votre frère par contumace. C’est ça le bon mot ? Je dois savoir comment il renifle au réveil, au moment d’affronter la journée. C’est très important. C’est, comment dire ? décisif. »

« Tu devrais revoir Chateaubriand, dis-je, essaye au moins une fois. C’est un faible.

— Comment est-il, au sauna ?

— C’est un autre homme.

— Un autre homme ?

— Un autre. Absolument. »

 

Lydia voulait en savoir plus. Je lui dis qu’Oswaldo s’y rendait pour perdre son ventre et dilater les pores de sa peau avant le soin de visage à l’argile verte. Autrement dit, pour être présentable, sentir bon, presqu’aussi bon qu’un père de famille sportif après la douche en tenue du dimanche.

Tiens donc…, avait l’air de penser Lydia sans rien affirmer pour autant. N’y tenant plus, elle dit :

« Je suis certaine qu’il sent moins bon que…

— … que Marcel.

— Marcel ? Quel drôle de prénom.

— C’était celui du grand-père.

— Dans ce cas… », acquiesca Lydia en faisant signe au serveur.

Elle sourit de m’avoir extorqué cette information l’air de ne pas y toucher.

« Quel est votre plus joli souvenir de Marcel ? » demanda-t-elle en commandant des croquettes de viande.

Difficile à dire. Peut-être bien le jour où il est parti faire un stage de ski dans le Colorado. Nous étions à l’aéroport de Rio, et Marcel m’a gratifié d’un clin d’œil complice en s’avançant vers le guichet de la douane avec l’hôtesse qui l’accompagnait jusqu’à l’avion. Il avait seize ans et maman pleurait dans son mouchoir en me tenant par le poignet.

Mais Lydia était plus rapide, je n’eus pas le temps de lui dire ce que cachait ce sourire, ni pourquoi Marcel l’avait perdu en revenant en urgence avec une semaine d’avance.

« Quand est-ce que vous me le présentez ? » chuchota-t-elle en appuyant sur ma chaussette. Sans attendre de réponse, elle tapa dans les mains sans décoller son pied et rectifia : « Non non non… j’ai une bien meilleure idée ! Vous allez me le montrer de loin. »

Plus précisément, je laisserais Lydia entrer seule dans le Belmond Copacabana Palace. Elle irait s’installer en terrasse à l’avant-dernière table à droite. Marcel était toujours assis en bout de rangée entre midi et et deux, caché par le palmier en pot, à proximité des toilettes. Pendant ce temps, j’irai voir comment son frère s’y prenait avec… Je prétendis avoir oublié qui ou quoi.

« Avec les sales types de son espèce », précisa Lydia, qui approuvait l’idée d’observer Marcel de près sans prendre aucun risque.

Elle regarda sa montre. La messe commençait dans une demi-heure.

« Ricardo, en voilà un frère ! Il est encore pire que tous ces petits maquereaux de merde. Corrompu, comme tous les flics. Reprenez donc une croquette. »

Elles étaient délicieuses. Lydia ramassait les miettes de la chapelure dans un mouchoir pour ses amies les poules. Elle me montrerait à quel angle de rue son frère menait ses opérations. En civil, tantôt adossé à un réverbère avec une cigarette au bec comme dans les films, tantôt assis à la terrasse de la confiserie locale à s’empifrer de glaces monstrueusement volumineuses offertes par le propriétaire rémunéré comme indicateur.

Avions-nous le temps de prendre un dessert ? Lydia précisa qu’un vrai repas se doit d’en avoir un.

« C’est moi qui régale, dit-elle.  Je vous conseille le flanc de coco. Je vous le conseille sans arrière-pensée… Y’a rien là-dedans pour mes poules. »

Après le flan, nous avons pris un café, puis un deuxième offert par la maison, et nous nous sommes levés pour dire au revoir au patron car c’était presque l’heure de la  messe. Nous ferions les poules après.

L’église était pleine de fidèles. Lydia est restée longtemps dans la queue pour recevoir l’hostie. Après quoi, nous sommes allés nourrir la basse-cour le temps que j’appelle Sandy.

« Elles me connaissent toutes, a dit Lydia. Si je pouvais, je viendrais les voir tous les jours. Ne sont-elles pas merveilleuses ? »

Indéniablement. Le temps d’une courte conversation avec Sandy, les poules sont sorties du poulailler en forme de petite ferme du Sertão à toit en pente et ont descendu le monticule de terre planté de ficus qui leur sert de décor pour recevoir les miettes récupérées au restaurant.

« Vous croyez que je pourrais amener Marcel ici ?

— Mais certainement, ai-je répondu, Marcel a fait sa communion. Il était bien meilleur que moi.

— Alors finalement, c’est vous le mécréant ? a-t-elle fait en s’essuyant les mains avec son mouchoir. Vous savez quoi ? Marcel me plaît déjà. J’en sais pas mal sur lui, finalement. Il sent bon. Il fait du ski. C’est un bon Chrétien. »

Sandy nous attendait, garé devant l’église, adossé à la portière, le visage au soleil.

« J’irais bien faire un tour sur la plage maintenant, a dit Lydia. Non ? Pourquoi pas. Vous n’avez rien de mieux à faire, après tout. On peut commencer la semaine prochaine. Rien ne presse. »

J’ai pris le volant et nous avons longé la mer passé Gávea et Leblon, jusqu’à la plage de Grumari. « Pourquoi aussi loin ? » a demandé Lydia.

Pour tuer le temps avant de s’y mettre vraiment. Ce n’était pas l’endroit idéal, mais on pouvait s’y baigner tranquille loin de la foule. Sandy irait nous chercher du champagne, on regarderait le coucher de soleil. Lydia a ri de bon cœur.

Je n’avais encore donné aucune instruction, mais bon, avec Sandy, j’étais en confiance. Nous avons garé la voiture au bout du chemin. Lydia s’est tout de suite précipitée vers le sable. Elle a enlevé ses chaussures, touché l’eau du bout des doigts.

J’ai ouvert le coffre. Le champagne était dans la glacière. Les serviettes de plage étaient pliées à côté du cric. Sandy s’est penché pour évaluer la taille du coffre. Il a tiré sur son short pour se les remettre en place et fait signe que Lydia tiendrait là-dedans en position fœtale sans aucun problème.

Il faudrait aussi s’occuper du frère, un indicateur pourri, toujours à fourrer son nez partout, toujours à faire chanter les autres, pas très clair avec Chateaubriand.

« Et Chateaubriand, justement… qu’est-ce qu’il va dire ? a demandé Sandy. C’est quand même sa préférée.

— On va lui trouver quelqu’un d’autre.

— Et Marcel ? »

Lydia sautait à pied joint sur le sable et nous faisait signe de venir.

« Marcel ? ai-je répondu en lui faisant signe à mon tour. On touche à rien. Pareil pour Marcel. »

Texte et dessins @Fabrice Pataut

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