Le Passe Muraille

D’un facteur l’autre

Un texte inédit de l’été 2010,

par Antonin Moeri

Mon grand-père était facteur et mon père le haïssait. Ce facteur offre, dans la légende familiale, une image repoussoir. Alors que l’arrière-grand-père, conducteur de diligences en Amérique, joue le rôle du héros: bourreau de tra-vail, généreux et exigeant, économe mais attentif aux autres, il acheta, en rentrant des States, des vignes qui furent bientôt les plus belles, les mieux alignées de la région.

Mais le facteur m’obsède. Il a humilié mon père en lui préférant un beau-fils qui présentait le profil du«type bien». C’est pourquoi la nouvelle de Carver Qu’est-ce que vous faites à San Francisco? m’interpelle, comme on dit.

Un facteur vit seul depuis longtemps. Il déteste les brailleurs, craint les autres et s’est enfermé dans le carcan de ses habitudes. Que se passe-t-il dans la tête de ce facteur quand, un beau jour, il voit un couple de beatniks s’installer dans son sec-teur. Elle est artiste peintre. Quant au barbu, on ignore ce qu’il fait. On préférerait utiliser le mot cuistot, bûcheron, serveuse ou vendeuse pour parler d’eux. De plus, ils laissent pousser la mauvaise herbe, n’arrosent pas la pelouse. Les trois gosses hurlent comme des cinglés, elle laisse traîner des vêtements dans tous les coins de la maison. Ce qui excite l’imagination de Carver, c’est ce qui se passe dans la tête du narrateur-facteur, sa réaction devant l’Autre. Lorsqu’on ne connaît pas quelqu’un, on prête l’oreille aux rumeurs, on aime imaginer les pires choses. Serait-il un ancien taulard, un criminel en cavale? Est-il vraiment le père de ses enfants? Serait-elle une droguée? La représentante du Comité d’accueil a trouvé son comportement avec les enfants extrêmement bizarre. Le facteur (HenryRobinson) se demande pourquoi ces gens ont choisi Arcata pour vivre. Pas pour longtemps, car «un beau jour ils ont disparu». Elle se serait tirée avec un mec. Henry aimerait venir en aide à Martson qui attend fébrilement une lettre de son ex, mais il ne sait comment s’y prendre. Il lui conseille d’aller bosser.La dernière image qu’Henry garde de Martson est celle d’un homme debout à la fenêtre, d’un homme à l’air reposé, qui regarde «par-delà les toits et la cime des arbres». Henry ne peut s’empêcher de regarder dans la même direction. Mais lui ne voit que le paysage habituel, la forêt, les montagnes, le ciel. Il redevient le fac-teur qu’il a toujours été. Ce qui ne le gêne pas parce que «le boulot, plus il y en a, plus il est heureux».

Cette nouvelle me laisse songeur. Je ne peux m’empêcher de penser à Erwin, le dandy moustachu qui finit par vivre avec une gouvernante (Frau Flückiger) et qui buvait du schnaps pour oublier je ne sais quoi. Membre de la fanfare municipale, il racontait des witz à ses copains. Il a déshérité son fils car celui-ci fréquentait des artistes et se moquait du très sérieux beau-frère qui se faisait passer pour un «type bien». L’impuissance d’Henry Robinson à sereconnaître dans l’Autre me rappelle un peu celle d’Erwin Möri…

A. M.

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