Le Passe Muraille

Du romancier au prêcheur

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À propos de Dostoïesvki, Tchékhov et Zinoviev, en marge de la lecture de 2084 de Boualem Sansal et de La Supplication de Svetlana Alexievitch,

par Pascal Ferret

On sait que Dostoïevski ne s’intéresse qu’à l’essentiel. Que jamais, comme Balzac, il ne s’attarde aux activités sociales ou professionnelles de ses personnages; que la nature n’a pas du tout la présence irradiante des romans de Tolstoï; enfin que les décors de ses romans sont jetés à grands traits, et que les descriptions « réalistes » y sont rares.

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Or, par contraste extrême, certaines scènes de son théâtre se chargent soudain de détails quasi « véristes », et c’est ainsi que, dans la deuxième partie des Frères Karamazov, le chapitre intitulé Hystérie à l’isba, où l’on voit Aliocha se pointer dans le logis calamiteux de l’ex-capitaine Nikolaï Sneguiriov, qui se surnomme lui-même Labibine, pour ses penchants à la fuite dans l’alcool, entouré de femmes infirmes ou mal embouchées, à quoi s’ajoute un môme criseux et maladif de neuf ans, nous confronte soudain à l’abîme des bas-fonds de la Russie sociale et spirituelle que documenteront autrement un Tchékhov ou un Gorki, sans qu’on puisse parler ici de témoignage social comparable à celui que Dostoïevski à ramené du bagne avec ses Souvenirs de la maison des morts.

Bien entendu il y a, dans cette incursion en plein gâchis de misère, une intention illustrative du romancier, comme il y en a chez Zola ou chez Dickens, mais il y a autre chose aussi qui dépasse le constat « objectif » de la mouise russe pour nous entraîner dans un tourbillon où la compassion se heurte à l’orgueil teigneux des humiliés, sans une once de « pitié » bourgeoise à la Zola précisément.

La bonne volonté candide d’Aliocha, immédiatement tournée en bourrique, va se trouver bousculée par un tourbillon d’observations et de sentiments contradictoires que n’importe quel individu, aujourd’hui encore, peut ressentir à l’approche des humiliés et des offensé de notre époque, quels qu’ils soient.

Surtout il s’agit d’autre chose encore, qu’un Victor Hugo a exprimé dans L’homme qui rit, plus fortement encore que dans Les Misérables, qu’on pourrait dire la condition humaine au dernier état de la déréliction, que n’importe quel lecteur sensible peu éprouver ici dans sa chair bien plus que dans sa « conscience sociale ».

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Tchékhov sans programme . – Au critique socialiste qui reprochait à Anton Tchekhov de ne pas « dénoncer » assez explicitement le mal social qu’il peignit mieux que personne dans ses récits, l’auteur de l’inoubliable Salle 6, entre tant d’autres récits du bout de la nuit russe, répondait que l’écrivain qui entreprend de décrire des voleurs de chevaux, s’il a bien fait son job, n’a pas besoin de conclure en disant qu’il est mal de voler des chevaux. De la même façon, Tchékhov s’est toujours garder de délivrer un message.

Dans le même ordre d’idées, il va de soi que le Dostoïevksi qui continue de nous prendre à la gorge et au coeur, cent quarante ans après sa mort, n’est pas le réformateur social ou le prophète slavophile du Journal d’un écrivain, ni le moraliste orthodoxe sempiternel que nous retrouvons chez Soljenitsyne, mais le romancier-médium capable de nous faire ressentir le désarroi d’un petit garçon ou d’une jeune fille avec la même pénétration qu’il sonde les entrailles d’une femme éperdue d’amour ou d’un terroriste.

 

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De la même façon, ce que nous retenons, trente ans après la lecture des Hauteurs béantes ou de L’Avenir radieux d’Alexandre Zinoviev, ne tient pas aux « idées » politiques de l’écrivain, et moins encore à sa qualité de prophète (il voyait le communisme durer 1000 ans…), mais aux innombrables composantes humaines d’une société malade de son idéal trahi. Dès que Zinoviev, d’ailleurs, s’est exprimé dans les médias en tant que porteur d’opinions, ce fut pour dire tout et son contraire.

815314-l-ecrivain-belarusse-svetlana-alexievitch-pose-a-minsk-le-14-novembre-2014.jpgEntre supplication et « message »

Dans la tradition russe du témoignage en vérité  fondé sur la pitié et le refus de l’abjection, les livres de Svetlana Alexievitch ont cela de particulier que, sous la forme de concerts de voix, au ras des faits (que ce soit les guerres d’hier ou les désastres écologiques-sociaux d’aujourd’hui) mais bien au-delà du langage unidimensionnel des médias et du journalisme, l’écrivain sonde la douleur humaine et fait parler les humiliés et les offensés. Comme L’Archipel du goulagLa supplication relève du poème, et c’est ce qu’on se dit aussi des fictions d’un Boualem Sansal, dépassant les certitudes idéologique.

Cependant, il est intéressant et révélateur, dans le cas du romancier algérien, de comparer ce qu’il filtre de vérités humaines dans le tissu de contradictions d’un roman tel 2084, et le message que l’auteur, sollicité par les médias, délivre avec une certitude comparable aux vues péremptoires d’un Dostoïevski dans son  Journal d’un écrivain ou d’un Soljenitsyne dans ses prêches plus ou moins inspirés.

 

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Que Boualem Sansal peigne un monde plombé par une sorte de secte mondiale para-islamiste après la victoire des Croyants sur les Mécréants, sous forme de fable d’anticipation à la manière de La guerre des salamandres de Karel Capek ou de 1984 de George Orwell, est une chose.

Mais on sera plus réservé (comme on a pu l’être avec Zinoviev ou Soljenitsyne faisant la leçon au monde, sans parler du Céline délirant d’antisémitisme) sur ce qu’il dit aujourd’hui dans les médias, en idéologue catastrophiste soudain sentencieux, à savoir que la « religion » islamiste va dominer le monde, que les Lumières n’ont plus cours dans un Occident délétère, alors même que Daech & Co sont voués à disparaître.

La plus grande menace visant notre monde est-elle vraiment la « religion » ? Et de quelles Lumières parle-ton, quand on perd de vue les nuances de la réalité et la complexité humaine ?

 

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