Le Passe Muraille

Dr. Babasaheb Ambedkar Square – Histoire marathe

Un poème inédit de Patrick Lucian

Pour l’auteur de Kala Ghoda.

 

Le vieux clodo qui roupillait sur son banc une après-midi d’avril et qui ressemblait vaguement à Gary Snyder,

Non loin d’une statue du Dr. Babasaheb Ambedkar,

(J’avais lu A fine Balance de Rohinton Mistry dans un café de trois à cinq heures et vadrouillais dans le quartier en attendant la renaissance nocturne tant les après-midis sont fastidieuses pour moi) ;

Dont le regard, réveillé, ne s’intéressa pas au mien ;

Qui ne remarqua pas ma présence ou feignit de ne pas la remarquer ;

Qui mâchouillant ne réagit pas non plus quand je m’approchai, quoique les yeux ouverts à présent ;

Ne quémandant pas, ne demandant rien, ne m’indiquant pas de la main qu’il avait faim ni ne me montrant sa jambe amputée à la hauteur du genou,

Noyé dans un rêve ou dans une banale abstention alcoolique

(Plusieurs canettes de Kingfisher agrémentaient la saleté habituelle de la rue),

Si ce n’était pas moi face à lui qui le rêvais sans être vu ou si cette ville, toute l’Inde, mes doux projets

N’étaient pas plus fuyants que les nuages baudelairiens reflétés dans les flaches des averses récentes ;

Après que j’eus jeté quelque argent dans le fond de bouteille en plastique découpé et posé devant lui ;

Tandis qu’un chien reniflait le cul d’un autre à brève distance ;

Que des gamins rieurs, enlacés, vêtus de blanc, revenaient d’une partie de cricket à Oval Maidan ;

Qu’un crieur annonçait les nouvelles du soir

(J’identifiai à la une Sonia Gandhi, Sanjay Dutt, Sachin Tendulkar et Sonam Kapoor) ;

Qu’un chai wallah emplissait des verres avec une adresse merveilleuse dans une échoppe où l’on pouvait aussi acheter des cigarettes à l’unité ;

Que des badauds, légers, se glissaient dans le trafic ;

Qu’un flic suspicieux m’observait ;

Qu’un Jeune Homme maigre – tiens ! tiens ! – aperçu dans ce café où il m’avait souri m’examinait à vingt ou trente mètres,

Gracieux de cette grâce locale qui m’émeut tellement, dont je ne dirai rien ici mais qui vaut bien des poèmes pour moi ;

Alors que les trottoirs s’activaient dans un vacarme adorable, chaque son recueilli, reconnu avec gratitude, recomposant une histoire, un parcours, une évidence

– O foules vespérales, comme vous m’avez rendu vivant ! –

Et que la lumière faiblissant des boutiques, des enseignes s’éclairaient ;

Le vieux clodo qui ressemblait vaguement à Gary Snyder

(Mais que serait devenu Gary Snyder s’il était né dans une banlieue desservie par de lents trains déglingués dont les voyageurs, parfois, sur le toit,

Discutent des élections ou de l’Indian Premier League en mangeant leur paneer makhani ?),

Quand je me retournai une après-midi d’avril,

Non loin d’une statue du Dr. Babasaheb Ambedkar

(Nul grillon dans des cheveux de cendre ne murmura, je le regrette, Patrick Lucian passe) ;

Avant de me diriger vers des lieux plus propices, ô profondeur des docks, ô mer barattée ;

Suivi bien sûr par le Jeune Homme maigre – tiens ! tiens ! – dont je ne dirai rien ici ;

Curieux de vérifier si j’existais pour lui, en définitive ;

Si son indifférence n’était pas efficace stratégie, impassibilité cynique

Et de quel côté du monde chacun nous nous trouvions –

Le vieux clodo empocha mon billet puis cracha à l’endroit même où je m’étais accroupi devant son fond de bouteille en plastique

(Par pur hasard probablement)

Un long, épais, superbe, sanglant jet de paan.

P. L. (Pondichéry, Inde. Octobre, novembre 2020)

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