Le Passe Muraille

Des vies presque anonymes

À propos des nouvelles de Wallace Stegner

par Claire Julier

Les pommes ont le goût du passé, les souvenirs enfuis renaissent au détour d’une route. «Tout est empreint d’une quiétude merveilleusement résignée. » Qu’ils soient la proie des bourrasques du blizzard dans le Saskatchewan par moins 40 degrés ou qu’ils découvrent un village en ruine au bout d’un chemin fantôme en cul-de-sac au milieu de nulle part ou que, dans un appartement où repose une morte embaumée, les regrets liés à une histoire d’amour qui n’a pas eu lieu surgissent de l’ombre ou que l’observation des oiseaux en Californie conduise à l’observation des hommes ou encore que la prédominance de la rationalité et de l’économie des sentiments chez un conférencier éveille des envies de passion, les personnages de Wallace Stegner ne sont « ni fatigués, ou tristes, ou désorientés. Ils sont peut-être simplement irrités de ce que, dans une vie, il ne leur soit pas donné suffisamment de temps pour débrouiller quoi que ce soit. »

Ecrites entre 1948 et 1959, ces cinq nouvelles ont été réunies en recueil par Wallace Stegner peu de temps avant sa mort. Traduites aujourd’hui, elles emportent le lecteur dans un monde de paysages superbes de grandeur ou de douceur automnale, de lieux abandonnés sans aucun signe de vie, sans le moindre bruit humain ou devenus étrangers, irréels — mirages ou illusions optiques. L’homme y marche comme il peut, minuscule, tenace, entre délabrement et vie, angoisse et com-bat de fourmi pour ne pas se perdre, anxiété et gratitude, témérité et inhibition, désirs et doléances. Rien ne se passe et tout s’y passe laissant «entendre une musique qui ne remuerait que de petits bruits, mais dont les échos iraient loin».

« Proche de la terre et de l’expérience humaine », ainsi se définit Wallace Stegner dans l’avant-propos. Orfèvre en écriture suggestive, il porte un regard d’une acuité poignante, empreint d’une mélancolique compassion et d’une tendre ironie sur l’homme qui observe simplement le groupe dont il fait partie, écoute et réfléchit sur lui-même, sur ses vanités. Ce en quoi il pensait croire est mis en doute ; il réalise au contact de l’autre qu’il y a toutes formes de possibles et que cette diversité l’enrichit.

Impossible à définir parce que genre à mille visages, insaisissable, «la» nouvelle n’existe pas. Souvent minimisée, méjugée par les éditeurs et les libraires, regardée de haut par les romanciers, boudée par les critiques, méconnue des lecteurs, elle est la mal-aimée. Comme dit Walter Pabst, « il n’y a que des nouvelles ». Avec Le Goût sucré des pommes sauvages, la victoire revient sans conteste à la littérature.

C.J.

Wallace Stegner. Le Goût sucré des pommes sauvages. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chédaille, Editions Phébus, 2004, 240 pages.

 

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