Le Passe Muraille

Des coeurs en hiver

 

À propos des Mauvaises nouvelles et de Mourir l’été, roman de William Trevor,

par Claire Julier

Sous les visages lisses au teint éblouissant comme seul le Royaume-Uni peut en abriter couvent des tragédies, des noeuds de passion. Différentes photographies décorent la cheminée de ces cottages anglais avec leur ameublement cosy, leurs jardins fleuris d’hortensias, d’hellébores, de cosmos. Chacun de ces portraits va s’animer tour à tour et révéler dans une sorte d’état second des émotions tues et parfois ignorées.

Avec la méticulosité d’un artisan, William Trevor découvre ce qui se cache derrière des êtres apparemment sans substance, derrière ces « fantômes qui offrent un camouflet faute d’avoir la force d’aimer». Certes les jardins sont en fleurs, les papillons «battent silencieusement des ailes parmi les buddleias ». la campagne est si douce qu’elle invite à faire la sieste sous un catalpa, les pique-niques se déroulent dans la plus tranquille courtoisie, les pavillons d’été invitent à de délicates conversations et des airs de danse semblent souligner l’atmosphère désuète et charmante. Délicate aquarelle d’un temps figé dans un cadre hors du temps !

Lentement, l’image se brouille et dévoile avec retenue ce qui a endormi autant le coeur et qui a une peine infinie à se réveiller. «Les guerres font des victimes à des milliers de kilomètres du champ de bataille. »

Pourquoi ? La plupart du temps, nous ne le saurons pas ou nous en saurons si peu que c’est à nous de comprendre. «Si je savais, je n’écrirais pas. J’écris parce que je veux savoir », dit William Trevor. Il n’y a pas de place pour les larmes dans la vie. Et même si elles s’accumulent, il serait inconvenant de les verser. Pleure-t-on pour une infime blessure, un amour trop lourd à porter ou mal compris et dont on s’est senti lésé? Pleure-t-on sur des rêves de jeunesse qui «deviennent plus importants que la réalité qui entoure», qui affectent tout, qui rendent différents ? Et ces petites fissures à force de ne pas avoir été formulées, ces envies à force de n’avoir pas été osées, couvent lentement, créent une fracture qui s’agrandit au fil des ans. Les illusions prennent le pas sur le présent et le coeur, parce qu’il n’a pas su ou pu éprouver, s’est rempli de regrets, puis s’est endormi dans une douce torpeur. Un détachement, une atmosphère feutrée occupent chaque page des nouvelles ou des romans de William Trevor. Traduite dans le désordre mais heureusement traduite, l’oeuvre de cet écrivain d’origine irlandaise vivant dans le Devonshire enchevêtre différents destins tels des navires qui se croisent dans la nuit. Tous les passagers sont distincts et étonnamment se ressemblent. Ils vivent des tragédies banales qui se déroulent grandeur nature. Alourdis du poids de la lenteur des jours, «ils se meuvent à la surface des choses, ne révélant que ses propres surfa-ces».

Comme un sculpteur

Ces chroniques au style dépouillé invitent à la découverte des registres d’une vie. Elles vont leur chemin pas à pas, servies par une écriture blanche. Les personnages arrivent à notre imaginaire par touches successives jusqu’à ce que nous distinguions chaque détail, chaque particularité. Ils deviennent parfaitement réels : William Trevor façonne, creuse à partir de leur ébauche comme il modelait la matière lorsqu’il sculptait.

Sous l’enveloppe à l’élégance distante s’agitent tant d’éclisses qui forment ou déforment un être : le poids de la tradition, la culture du péché, le dépit, le regret, le mensonge, les désillusions, la peur, la folie. Thaddeus après l’enterrement de sa femme est incapable de la pleurer. «J’aurais donné la moitié de ma vie pour pouvoir aimer Letitia. Je me disais toujours : c’est aujourd’hui que ça va commencer. A un moment de la matinée, au hasard; après le thé, ou quand nous serons couchés. Mais jamais ce n’est arrivé.» A cause de cet empêchement à aimer, il ne veut pas savoir le sentiment d’une jeune fille souffreteuse et instable décidée à l’aimer malgré lui. Il occulte une vérité extérieure à sa vie, la nie pratiquement. Et, à cause de l’incongruité de cet amour qu’elle ne peut endiguer, la jeune fille mourra en été, seule, son rêve fou dans la tête. Pour Thaddeus, les lieux demeurent mais sont désormais différents. «Un écho nouveau résonne dans la pièce.» (Mourir l’été.)

Vies banales, tranquilles à pleurer, enchaînement des jours et des souvenirs liés à un passé magnifié, à un présent absent que l’on retrouve dans Mauvaises Nouvelles, la première anthologie de fictions brèves traduites en français. Un enfant moqué sans raison par son institutrice continue à l’aimer malgré elle et elle, à le détester. Cet amour incompris bascule dans l’horreur et l’enfant peut enfin rire, marchant à ses côtés, un bouquet de fleurs dans ses mains. Deux éclopés du coeur se rencontrent en voyage. Une histoire pourrait commencer, leur histoire peut-être ! L’homme ne peut que reconnaître qu’il n’est « acceptable qu’en tant qu’inconnu» et il continuera longtemps à penser à ce qu’il aurait dû faire. Deux anciennes chipies se revoient par hasard trente ans plus tard et découvrent que, à l’âge ingrat, elles se sont laissées abuser platoniquement par le même homme. Une femme sur le retour fréquente avec une amie pour se désennuyer un thé dansant. Lorsque le désir d’un danseur d’occasion ose dire son nom, elle prend peur et le renvoie à sa solitude, à la honte de l’avoir désirée, comme elle a honte de s’être laissé désirer. Ou encore les regrets d’un temps révolu, d’une femme d’une autre époque, la fidélité à son visage, à ses mots, à son histoire rapportée, déformée, amplifiée, obsédante, mèneront une fillette à l’âge adulte sans qu’elle s’en rende compte. «Il y a trente-neuf ans que ses paroles me hantent. Elles m’ont vieillie avant l’heure et je m’en réjouis.» Et ces trente-neuf ans, elle les passera à honorer « cette folie à deux comme l’appellent les Français », transmise par une grande personne trop vieille pour elle.

Derrière ces coeurs en hibernation frémit un sentiment indestructible pour l’inaccessible et là réside leur grandeur. Lorsque le drame se dénoue les renvoyant à leur silence, à leur solitude, ils savent que, même s’ils regrettent, « ils aiment plus que quiconque»…

C. J.

William Trevor, Mauvaises nouvelles, traduites de l’anglais par Katia Holmes, Phébus, 250 pages. Mourir l’été, roman traduit de l’anglais par Katia Holmes, Phébus, 234 pages.

(Le Passe-Muraille, No 49, Octobre 2000)

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