Le Passe Muraille

De la littérature comme science rigoureuse

(@Cecil Beaton)

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

 

Quel mauvais titre… Le livre était exposé au centre de la vitrine du libraire de la rue Paul-V…, surélevé sur un carton à chaussures recouvert de papier cadeau. Il trônait au-dessus des autres et recevait toute la lumière de l’ampoule centrale.

Les lettres ne sauraient être une affaire de science. Il faut être un théoricien embrouillé pour le croire, voilà ce que suggéraient les passants à voix basse. Le titre pompeux déplaisait, et certains habitués prirent en grippe, non pas l’auteur dont ils ne savaient rien, mais le libraire. Pour qui se prenait-il donc ? On avait déjà remarqué à telle ou telle occasion un petit air suffisant. N’avait-il pas récemment invité un romancier prétentieux à signer son livre, un ouvrage heureusement assez mince dans lequel il était question de prostitués mexicains ? Ce livre-là avait trôné, comme l’autre, au centre de la vitrine, surélevé sur le carton à chaussures recouvert du même papier cadeau, avec le drapeau à côté. Les Mexicains devaient-ils se féliciter de ce que leur population comptât des péripatéticiens au point qu’un petit libraire, de l’autre côté de l’Atlantique, se mît en devoir souligner le fait — aigle, serpent et cactus à l’appui ? Et puisque la littérature n’a pas son drapeau national, quels symboles pourrait-on lui offrir ? Un mécontent avait gribouillé sur la vitrine à la peinture blanche : quel drapeau pour la littérature ? Un autre avait ajouté en rouge en déplaçant le point d’interrogation comme science rigoureuse.

Un vermouth-cassis, ou alors une noble croyance auraient pu les calmer tous les deux. Il n’en fut rien. Si les bons ont le même sort que les méchants après leur mort, se désolait le premier sous l’influence de Marc-Aurèle, pourquoi ne pas casser la vitrine ? L’homme au pinceau rouge compléta en précisant qu’il faut hausser l’homme en lui rendant l’humilité. Un commerçant sans vitrine courbe l’échine. Quoi de mieux que de le grandir en commençant par là ?

Il est bon de se créer des répugnances. L’homme au pinceau blanc et son acolyte au pinceau rouge partagaient un dégoût pour la fatuité. Ils auraient volontiers fait voter une loi ou adopter un décret qui interdît qu’on exposât de tels livres, qu’on les vendît et même qu’on les imprimât. Les lecteurs en pantoufles, les célibataires partisans de l’eau minérale, étaient d’un autre bord. Et alors ? Dans tous les grands hôtels, il est défendu d’écrire à la table des restaurants. Des salons particuliers sont prévus à cet effet, même au Mexique. La littérature, rigoureuse ou pas, y trouve son compte. Nos mécontents faisaient leur affaire du verre transparent d’une vitrine pour signifier leur avis. Ils avaient fabriqué une une phrase et cette phrase avait, n’en déplaise aux bourgeois, de la rigueur.

C’est un livre pour les voyous, se disaient-ils en regardant la couverture avec consternation, écrit par l’un des leurs ; de même, un mois plus tôt, le torchon sur les michetons moustachus. Le néant final, voilà au moins un endroit qu’on ne sera pas obliger de visiter. Comment s’y prendrait-on ? En commençant par où ? Mais avant le vide bienfaiteur qui nous attend, il y a tout autour un remplissage intempestif d’une ampleur considérable. Il faut penser aux générations futures. Blanc et rouge ne voulaient rien tant que donner un bon coup de balai dans ce fourbi et montrer par là leur force de caractère. Aussi Blanc jeta-t-il le premier pavé la veille de la signature, et Rouge le deuxième dans la vitrine de remplacement le lendemain soir après les festivités.

Les lettres sont une belle chose, insistait Blanc, une affaire de fauteuil confortable, de lumière adéquate et de rêverie solitaire. L’enchantement est une chose bien difficile à partager, ajoutait Rouge. Il faut l’enterrer de peur de l’abîmer. Quand nous le déterrons pour le dépoussiérer, nous nous apercevons qu’il a grandi sans notre aide. C’est un enchantement en pleine forme qui nous séduit : mûri, lumineux et évanescent, un peu différent de l’envoûtement précédent, pas assez pourtant pour qu’il ait perdu sa familiarité.

Et puis… quelle blague… un carton à chaussures ! On s’en était aperçu parce qu’un éclat de verre avait déchiré le papier cadeau et qu’on avait vu le nom d’un fabriquant apparaître. Ils avaient eu bien du courage, finalement, ces deux-là, d’exposer l’incroyable nullité, l’invraisemblable prétention dont il fallait faire preuve pour recycler une boîte aussi inélégante, pour ne pas dire populacière si l’on considérait ledit fabriquant, et l’envelopper d’un papier doré non moins médiocre pour exposer des horreurs.

Les lâches survivront, mais les preux ont fait leur devoir. Leurs ancêtres le faisaient avec des flèches empennées, eux l’on fait à coup de pavés, leurs descendance le feront avec Dieu sait quoi d’aussi pointu ou solide de leur fabrication. Voilà tout.

@F.P.

 

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