Le Passe Muraille

De la «culture nationale»

En ouverture du Passe Muraille de mars 1994, Denis de Rougemont plaidait pour l’Europe des cultures contre le chauvinisme des Etats-nations.

Le véritable sens du mot nation, avant que le XIXe siècle ne l’ait étatisé, était donné par des réalités ethniques et linguistiques. Respecter les «personnalités nationales», c’était donc proprement respecter les nationalités de la Bretagne et de l’Ecosse, du Pays basque et du Pays de Galles, de la Catalogne, de l’Alsace, etc. Or, les Etats-nations français, espagnol et anglais, qui insistent tant pour qu’on respecte leur «personnalité» officielle, se sont formés précisément au mépris de la personnalité authentique des petites nations qu’ils ont unifiées par coups de force. Ils n’ont guère d’existence qu’administrative dans les faits, que scolaire dans les esprits.

Les Etats-nations en tant que tel n’ont rien apporté de valable à la culture qui a fait la force et la grandeur de l’Europe. Au XIXe siècle qui les a vus naître et s’imposer à tout le continent — avant d’être imités de nos jours par le Tiers-Monde — tout ce qui compte pour l’esprit refuse de compter avec aucun d’eux. Ce n’est pas le Danemark qui compte pour Kierkegaard ou qui nous intéresse à lui. Nietzsche maudit le «nationalisme bovin» de nos pays, il n’y voit qu’une maladie d’esprits fatigués, il refuse de vivre en Allemagne, exalte les moralistes français et la musique de Carmen contre les pangermanistes et Wagner. Rimbaud ne veut rien devoir à la France, souhaite que son Ardenne natale soit occupée par les Prussiens, et la fuit, l’injure à la bouche, pour aller n’importe où ailleurs; et ce qu’il regrettera — il l’a prédit —ce n’est pas sa nation, mais l’Europe — «l’Europe aux anciens parapets». Ceux qui, au contraire, disent tout devoir à leur Etat-nation, ne sont jamais ceux qui l’illustrent, ce sont les Déroulède et les Detaille, non les Baudelaire et les Courbet.

S’il est vrai que les diversités, voire les contradictions de notre culture, ont été le ressort de notre histoire, elles ne doivent rien à nos Etats-nations modernes. La «personnalité» de nos Etats-nations, qu’elle soit hexagonale ou insulaire, en forme de botte ou de peau de taureau, est finalement la moins sociable de toutes celles qui prétendent à notre respect. À vouloir l’invoquer pour retarder l’union, on court le risque de la faire apparaître aux yeux des peuples comme un facteur, non de diversité féconde, mais de division anarchique du continent au seul profit de l’unification impérialiste des régions. Qu’en est-il de nos vraies diversités ? Je proposerai là-dessus deux observations faciles à vérifier.

1. Chacun de nos pays a un nord et un midi, dans chacun l’on trouvera des croyants et des incroyants, des hommes de gauche et des hommes de droite, des romantiques-surréalistes et des classiques plus ou moins conformistes, des progressistes et des conservateurs. Or je mets en fait que dans la plupart des cas, les hommes de gauche (ou de droite) de pays différents se ressembleront davantage et s’entendront mieux entre eux qu’ils ne s’entendent avec les hommes de droite (ou de gauche) de leur propre nation; que les surréalistes d’un pays s’accorderont mieux avec les surréalistes de l’étranger qu’avec les conformistes de leur propre nation; et ainsi de suite. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, c’est la pluralité des écoles de pensée et des styles de vie qu’on retrouve à divers degrés dans toutes nos nations. Supprimez les frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien l’Europe une et diverse.

2. La création culturelle en Europe est d’autant plus riche et intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen âge, ces foyers de création sont les Universités, — de Bologne à Oxford, de Coïmbra à Cracovie et de Tolède à Prague; à la Renaissance, les Cités du nord de l’Italie, des Flandres, de la Bourgogne et de la Rhénanie. On sait le rôle merveilleusement fécondant de petites villes comme Tübingen, Iéna, Weimar ou Dresde dans l’Allemagne romantique des Hegel, des Schelling, des Hölderlin et des Humboldt, au moment même où Napoléon faisait de la France un désert culturel en mobilisant à Paris tous les esprits distingués qu’il n’avait pas bannis.

Le grand secret de la vitalité inégalée de notre culture européenne, il est dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, qui établissent une unité vivante et dynamique, et des foyers locaux de création, qui sans cesse remettent en question et renouvellent les données communes.
Or dans ce jeu entre les grands courants et les foyers locaux, entre l’unité et la diversité, il faut bien constater que l’échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.

Ce qui s’oppose à l’union de l’Europe et à la formation d’une conscience commune — condition préalable de tout civisme européen — c’est le nationalisme, sous-produit de la culture, puis-qu’il a été propagé par l’école et ses manuels depuis le milieu du XIX’ siècle, présentant l’Europe comme un puzzle de nations et sa culture comme l’addition d’une vingtaine de «cultures nationales» bien distinctes, auto-nomes et rivales.

Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par le chauvinisme culturel — les Français de 1914 croyaient défendre la Civilisation contre les Allemands qui croyaient défendre leur Kultur —, elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire, et particulièrement de l’histoire des arts, de la peinture et de la musique.

Denis de Rougemont

 

(Le Passe-Muraille, No 11-12, Mars 1994, avec un supplément de 24 pages Voix tessinoises)

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