Le Passe Muraille

Dans le frémissement du chant cosmique

   

À propos de L’Allée des baleines de Jean Malaurie

Carnet nomade de René Zahnd

 

Ignorée pendant des siècles (certains voyageurs et explorateurs étaient-ils frappés de cécité ?), L’Allée des baleines est une combinaison élaborée d’ossements, de mâchoires dressées et de crânes de grands cétacés, à proximité du détroit de Béring, en territoire Tchouktche (Sibérie nord-orientale). Poursuivant son infatigable travail de passeur, entre la culture boréale et notre société industrialisée, Jean Malaurie vient de publier un petit ouvrage magnifique sur ce site, où il a dirigé une expédition russo-française en 1990. La description de la «Delphes de l’Arctique» se double, comme toujours chez l’auteur passionné des Derniers Rois de Thulé, d’une réflexion sur notre rapport aux autres civilisations, dans un brassage de références où l’anthropologie croise la littérature, la science la poésie. Outre l’approche d’une culture aux énigmes fascinantes et la puissance d’une pensée, on peut donc aussi grappiller au gré des pages quelques citations qui prennent valeur d’emblèmes et viennent se frotter à nos digressions intérieures: «Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante», écrivait Nietzsche. Ou, plus surprenante, cette adresse signée André Suarès : «Oh! Aimables savants qui ne savez pas que votre religion, votre idéologie vous rendent sourds et aveugles. Vos certitudes vous ont frappés d’imbécillité pour tout ce qui concerne l’essence même du cours de la vie et de la mort. Ce que l’on appelle les vérités éternelles.»

Peu après cette lecture, je fis halte dans une librairie parisienne où s’amoncellent les ouvrages usés. Difficile de résister à l’appel de La Sirène! Hanté par L’Allée des baleines et le bruissement du chant cosmique décrit par Malaurie, je farfouillais dans les rayons, feuilletant ici ou là quelques livres qui libéraient aussitôt des fragrances chargées d’histoires. Je découvris alors un joli volume, Le livre de la sagesse nègre, publié par Robert Laffont en 1950.

Dans une brasserie voisine, j’entrai plus avant dans l’intimité de cette trouvaille : une collection de maximes et d’adages récoltés par Elian-J. Finbert en Afrique, le tout sur papier Crèvecœur et décoré de motifs ornementaux. Le texte de la quatrième de couverture comportait une déclaration, puisque le projet éditorial où prenait place ce volume visait à collecter des bribes de sagesse du monde entier : « Cette collection arrive à une heure où l’humanité, sortie de la plus infernale démence de son histoire, a justement besoin de se retremper dans ses sagesses millénaires pour y puiser des raisons d’espérer et pour refaire l’unité de l’homme.»

Bigre, un sacré programme, me dis-je en avalant une gorgée de café. On était alors au temps des colonies. Et la préface d’un certain René Marran était on ne peut plus représentative d’une posture bourrée de préjugés. Certes, c’était la période où l’Europe déboussolée (après son «infernale démence») prenait conscience de l’existence d’autres richesses culturelles. Après tout, l’appareil ethnologique entrait en action. On n’en n’était plus à brûler les fétiches et les idoles. On se contentait de piller les temples et de ramener de riches moissons d’objets, selon des méthodes dignes de la grande flibuste. Et puis, ne l’oublions pas, les Surréalistes portaient «l’art nègre» aux nues.

Mais l’on en était encore à se pencher avec une certaine condescendance, une profonde conviction de supériorité sur les peuples «primitifs», et le texte de René Marron en apportait l’illustration. Il justifiait l’édition du Livre de la sagesse nègre par la recherche du passé, de soi-même, de ses origines, en appelant au «climat de l’aurore du monde». Plus explicite, lorsqu’il parlait de la connaissance des langues et des dialectes d’Afrique, il n’hésitait pas à préciser : « Elle invite par ailleurs l’Européen à se rappeler son lointain passé et les progrès qu’il a réalisés sur la route menant de l’analphabétisme à la culture, de la barbarie à la civilisation.» Le tout évidemment truffé de bons sentiments, de conviction de «bien faire» …

Un demi-siècle sépare l’épatant livre de Jean Malaurie du petit ouvrage déniché à La Sirène. Un demi-siècle marqué par la décolonisation, toutes sortes de guerres et de révolutions perdues, le chambardement des valeurs. Entre ces deux parutions, l’homme a marché sur la lune, l’hydre communiste s’est déglinguée, la télévision a étendu son empire, le Net a tissé sa toile et les Etats-Unis sont devenus les pandores du monde par auto-promotion. Et notre vieille Europe, à bout souffle, noue toutes sortes de relations, avec toutes sortes de pays, pour toutes sortes de raisons… Il n’empêche: nous voici à l’heure de la globalisation. Dans  le même temps, chacun creuse pour trouver ses racines. L’ethno est devenu une mode. Dans les villes, tatouages et piercings ravivent des pratiques ancestrales, les jeunes s’organisent en tribus, aux tenues et aux comportements codifiés.

Et dans ce tourbillon, où «l’autre» est finalement aussi bien dans la rue voisine qu’au bout du monde, dans ce moment où les civilisations semblent vivre et mourir plus vite que d’habitude, d’une voix discrète, au bord de la Mer de Béring, un homme prône le partage des savoirs, affirme que l’intuition peut avoir autant de valeur que la pensée et ose écrire: «C’est par le détour du pan-théisme sauvage que j’ai ressenti peu à peu l’unité organique de l’univers. Nous sommes partie d’un tout régénéré depuis des milliers d’années par la corruption de nos corps. Dans le déferlement des vagues et le vent du détroit, je me laisse porter par le chant cosmique.»

R. Z.

Jean Malaurie. L’Allée des baleines: Editions Mille et une nuits, 2003, 160 pages.

(Le Passe-Muraille, No 59, Décembre 2003)

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