Le Passe Muraille

Dans le dérèglement du désir

 

À propos de Délire d’amour, roman d’Ian Mc Ewan,

par Claire Julier

«Avec nos chemises d’un blanc éclatant sur le fond vert, nous étions deux créatures minuscules lancées l’une vers l’autre tels des amoureux, inconscientes des souffrances qui naîtraient de leur enchevêtrement.»

Le hasard le plus absurde noue le destin de cinq personnes qui ne se connaissaient pas et ne se seraient probablement jamais connues: un couple en pique-nique dans la verdoyante campagne anglaise; à très basse altitude, l’apparition d’un aérostat en perdition; la déchirure du silence par un cri et une plainte d’enfant. Cinq personnes vont courir alors vers «une catastrophe, une sorte de creuset dont la chaleur distordra les identités et les destins». Dans la désorganisation absolue du sauvetage et l’accident prévisible, le hasard fait à nouveau que certains sont vivants et un autre non, et que les survivants sont poussés à se regarder, à se reconnaître, à échanger, malgré tout, la satisfaction chaleureuse d’être en vie. L’échange de regards pourrait en rester là, mais pour Jed Parry, il y aura interprétation, construction de toute une vie mentale autour de la personne qui lui fait face, Joe Rose.

Par le biais d’une enquête au découpage serré, Ian Mc Ewan décrit une psychose passionnelle: un homme tisse sa toile d’amour autour d’un autre; et l’autre pris au piège regarde les fils se tendre, denses, de plus en plus denses. Apitoyé parfois, il conserve cependant dans sa rationalité des stimuli nerveux qui lui dictent d’agir avant l’engluement. Toute sa vie personnelle est atteinte, même le domaine le plus intime, celui de l’affectif. Terrifiante mise en abîme de sa propre relation amoureuse !

Joe Rose, amoureux d’une femme épanouie, spécialiste de John Keats, est devenu pour des raisons alimentaires un journaliste rédigeant pour tous publics des articles qui perdent leur intérêt scientifique à force de vulgarisation. L’accident vécu en direct est pour lui l’occasion de revenir à la recherche scientifique. Grâce à ses connaissances théoriques, il devient conscient que Jed est atteint du syndrome de Clérambault, appelé également érotomanie. Il sent que sa propre vie devient l’obsession d’un délire et qu’il pourrait s’y noyer. Les autres vont douter petit à petit de sa raison et, malgré ou à cause de sa rationalité, mettent en doute ses prévisions.

Seul, il devra affronter les persécutions amoureuses, le harcèlement constant, la désagrégation de ses relations. L’autre est dans la déraison de l’amour et lui devient non seulement la victime mais le bourreau qui attise les fantasmes, fait éclater la frénésie meurtrière, celui par qui la démence se déclare.
Ian Mc Ewan décrit les affres de la passion, celles de toute passion humaine qui provoque le désordre physiologique, le tremblement de l’être entier, l’obsession et l’aveuglement inconditionnel, mais, en situant son récit dans le domaine de la pathologie, il observe scientifiquement l’accroissement du sentiment contraire – la haine – chez celui qui est objet du délire. Et de ces sentiments extrêmes naît un lien indéfectible.

Pratiquant l’ordre traditionnel du raisonnement, Joe Rose voit sa logique mise en doute par l’incohérence du comportement amoureux. Pragmatique et méticuleux dans la reconstitution de l’accident et de l’analyse des séquelles des jours «après», il est entraîné dans le désordre absolu, dans un univers où les commandes risquent de lui échapper. «Agissant et se voyant agir, à la fois première et troisième personne, pensant et voyant défiler ses pensées sur un écran», il est celui qui sait à l’avance ce qui va arriver. Con-naissance dérisoire puisqu’elle n’est qu’intellectualisée !

Ian Mc Ewan dans Délire d’Amour adopte la rigueur du raisonnement mathématique pour observer, démontrer les mécanismes des agissements. Il décompose le processus de la mémoire lorsqu’elle témoigne d’un fait, prouve sa subjectivité et l’inconfort de la culpabilité. Et l’analyse méthodique appliquée aux ravages de la passion crée une atmosphère surprenante. La raison semble vouloir passer au scanner la déraison d’aimer, unir cérébralité et inclination du cœur.

C. J.

Ian McEwan, Délire d’amour

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