Le Passe Muraille

Dans la sororité du monde

 

En lisant Autour de nous, de Stéphane Padovani…

 

Saluons une toute nouvelle et vilaine maison d’édition à l’occasion de la parution du dernier livre de Stéphane Padovani, au rivage duquel nous avions abordé avec Les roturiers.

On ne saurait trop dire combien il est réjouissant de voyager en littérature avec un auteur qui n’a de confidentiel que le nombre de lecteurs qui se plaisent à le lire mais qui, le pli étant désormais pris, continueront à le lire. Ainsi se sent-on raccord avec ce que l’écrivain propose à notre lecture.

Autour de nous déplie le parcours de trentenaires. « On NOUS a dit faux triplés. Pas le même ADN, ni le même visage. Des triplés dizygotes. NOUS-ON s’en fout, on s’en bat la glotte. Sommes trois, une somme. » À partir de cette ouverture, de cette échographie de la naissance, nous voilà embarqués dans une histoire triple, sans concessions, aux facettes multiples et étonnantes, et qui déborde en chacun des quatre chapitres du livre, charriant des fragments d’humanité, la leur et la nôtre mêlées, vers des territoires à vif, troubles et tourmentés.

Pour s’affronter au monde injuste, il n’y a pire attitude que d’esquiver, et Stéphane Padovani récuse en quelque sorte l’art consommé de l’esquive – baisser la tête, détourner le regard, changer de trottoir -, pour mieux défaire les turpitudes de nos sociétés. Il nous emmène donc vers des ailleurs qui n’ont d’horizon que la distance qu’on croie pouvoir mettre entre les événements effrayants et nous. C’est dire s’ils restent proches. L’art du romancier consiste à nous plonger, tête la première, dans le bain de boue qui est le quotidien de l’existence. Les triplés, paradoxalement, n’ont d’autre fusion que la quête qui les anime et les mène à des choix qui restent, pour au moins d’eux d’entre eux, en suspens, comme si être adulte restait, pour longtemps, la difficulté d’être ce que l’on est. Parce qu’ils sont nés ensemble, que leur mère aimante n’est plus, – «d’une mère que l’on a tant aimée, il y a tant à écrire. On voudrait pouvoir tout saisir, tout peindre dans un même geste » -, que le père s’est éloigné d’eux par culpabilité née d’un accident mortel, qu’une absence se ravive, celle de Zoé la sœur aînée, qu’ils n’ont pas connue, leur histoire dérive. Ils se cherchent. D’un côté Daniel, de l’autre , Paul. Et puis, Lisa.

Du pays de Nantes, où Daniel revenu du Canada retrouve sa soeur et son gamin Théo, au vrai retour annoncé, à la toute fin du roman, dans la lettre que son amoureuse amérindienne Kat lui écrit, – « Dan, nous sommes sans cause et sans boussole devant d’étranges tableaux que la vie brosse à grande échelle, n’attendant rien de nous, ni consentement ni approbation. Nous n’avons pas d’autres cartes pour nous orienter, que celle que nous traçons. Il ne nous est pas demandé de nous perdre. Juste respirer, sourire. » – le roman emboîte comme une poupée russe les désordres du monde et la quête / errements, les blessures des protagonistes. La voix du roman, celle qui intercède, celle de Daniel, à l’allure d’intellectuel. Il déroule son récit canadien, d’Outre-Atlantique, la vie des amérindiens (les Crees), les femmes disparues, les assimilations forcées des jeunes enfants, la mémoire sous le tapis, les traumatismes souterrains d’un pays qui s’est voulu longtemps trop lisse et, à son retour en France, petit à petit, son attachement à son neveu Théo, sa proximité mouvante avec Lisa, son manque de Paul, sa demande du père.

« Paul, lui, a travaillé six mois dans un supermarché pour se payer une moto enduro. Il passe ses week-ends, à la bricoler. Il m’explique ce qu’il fait, les pièces qu’il change sans arrêt, le moteur qu’il améliore mais je n’y comprends rien. Il s’en rend compte et s’énerve après moi. Je préfère partir. Je suis aux prises avec une autre mécanique. » – ilpart en Syrie, dans un foutoir sans nom – « Elle s’ouvre comme un puits – des cordes descendent de nuages secs, amènent des voiles noires qui s’affalent sur les monticules de débris, les gravats et les structures métalliques tordues, foutues, les carcasses crevées des voitures, os, parpaings, pierres et poutres tous ensemble broyés, concassés, et ce bitume qui ondule comme un dos de monstre marin, hérissé d’écailles en verre et en plastique, compilation de bouteilles-fenêtres-pare-brises-lunettes-portables, dédales de tuyaux-tubes-câbles—grilles-, la nuit Kobané. » où la mort décime les rangs des combattants volontaires, hommes et femmes, où le champ de bataille bouge d’une frontière à l’autre. « Paul s’est familiarisé avec toutes les factions, mais ces luttes intestines, comme partout, lui donnent la nausée. Il n’est pas venu pour cela se dit-il. Mais sait-il encore pourquoi il est venu ? »

Lisa s’énonce dans un destin effacé, brumeux. « Le comportement de Lisa me déconcerte un peu, c’est vrai. Je la trouve plus instable au quotidien, sujettes à des sautes d’humeur excessives. Elle alterne les moments de douceur et de complicité avec Théo et ceux où elle le rabroue pour rien, le repousse, rejette sur lui toutes les fautes .» D’un faux-départ, lui est né un fils. Source de joie et de crainte. Le petitappartement où elle vit, « Il pleut sans cesse à Nantes », devient un territoire d’accueil. Fragile en apparence, elle est celle des triplés qui consent à sa vie telle qu’elle est, sans éclats mais entière et généreuse, toute à son Théo, celle qui sait et compose, avec ce rien de divinatoire que l’auteur octroie à la figure féminine.

De l’éloignement de ces trois êtres et de ce qui se joue pour chacun d’entre eux, car la vie ne consent de parenthèses que la mort, lèvera le ferment des retrouvailles. Celles-ci englobent aussi Adil Echouafni, le père qui a fui, dans le Nord du côté de la Meuse, absorbé dans sa mission d’observation de l’environnement, manière de survivre à la perte de l’épouse, de retrouver son chemin. Paul, en paria, se réfugie près de lui.

Le roman, s’il instille le sentiment d’une impossibilité majeure, celle d’un retour aux jours heureux, la dépasse cependant pour ancrer les protagonistes de cette histoire douloureuse dans la perspective de s’édifier enfin dans leur propre destin et dans la protection mutuelle qu’ils vont s’accorder. Le choix de poursuivre et de dévier de ce qui semblait définitivement tracé relève des volontés qui s’éclairent, laissant, peut-être, sur le bas-côté de leur route tout ce qui, jusqu’à ce jour, était obscur et menaçant. Si Paul et son père sont des figures dramatiques, ils possèdent la droiture qui caractérisaient « Les roturiers ». Daniel est sur le chemin étroit de la réconciliation d’avec lui-même. Lisa avec sa détermination farouche, sa finesse muette, telle une vigie, veille. La banalité et la dureté du quotidien, l’aspérité des sentiments, la violence que le texte donne à entendre s’entremêlent à l’aspiration pour en finir avec l’indécision, la perte du sens, et si les hommes se déroutent dans la tentative de se retrouver, les femmes, elles, par leur destinée, la mort violente pour deux d’entre elles ( la mère et Tanya), l’attente et la clairvoyance pour les deux autres ( Lisa et Katryn ), convoquent la sororité sans laquelle le monde serait désespérant.

Dans le fracas du monde, autour de nous, Stéphane Padovani inscrit ses personnages, porteurs de lumière, dans la vraie vie.

Stéphane Padovani, Autour de nous. La Vilaine Éditrice – 170p – 18 € –

Francis Vladimir

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *