AU CLEUYOU, CÔTÉ CHAPELLE

Pour Werner et Ursula, en souvenir amical du Cleuyou

par Fabrice Pataut

« Est-ce donc un purgatoire ? » se demandait l’âme égarée de C., ne rencontrerai-je donc jamais personne, pas même un fantôme à qui parler de temps à autre ? Pourquoi n’ai-je pas droit, au moins, au Purgatoire véritable ? »

Que dire de plus sinon qu’on venait parfois dans l’ancienne chapelle chercher une bouteille de champagne, une bougie, une nappe ? Autrement dit, on entrait là comme un promeneur nonchalant, alors que le réduit était mal fait pour la déambulation, avec une étroite fenêtre en ogive et un ancien four à pain.

« J’ai été baptisée ici en 1465 », lançait-elle alors à voix haute, ou bien, suivant l’humeur : « des francs-maçons ont installé par précaution un petit judas grillagé — je m’en souviens — dans cette porte qu’on s’efforce toujours de fermer à double tour. »

Voilà donc en quelques mots l’âme de C., en mal de sœur incestueuse vouée aux Enfers, terriblement seule, avec l’apparence douteuse d’une ombre éternelle… Wie schade…

Comme il est triste d’être un souffle qui vient et se retire à la façon des marées, quoique sans murmure ni écume. Comme il est difficile d’être une haleine ni tiède ni fraîche.

Au sortir de l’enfance, C. avait aimé un certain François de Liziart. Puis elle l’avait trompé le temps d’une croisade. « Avec son cousin », avait avoué l’âme contrite de C.. Mais Werner n’avait pas écouté, ou pas entendu, aussi le souffle s’était-il étranglé faute de pouvoir continuer. Werner était reparti dans la cuisine attenante avec son champagne après avoir tourné la clé deux fois dans la serrure. Ursula l’épouserait bientôt dans cette petite chapelle.

Selon le rite protestant. C’était décidé. Et comme ils trinquaient, l’âme malheureuse de C. s’épuisait derrière la porte en ressentiments divers — autant d’affreux breuvages qui lui donnaient un aspect vitreux.

Plus tard encore, il y eut une jeune troupe de théâtre invitée par Ursula et son époux légitime, qui semblait monter et descendre sans cesse les escaliers du manoir. Les deux acteurs faisaient des pauses au soleil dans le parc après les répétitions. Des pauses qui

en disaient long. L’âme de C. comprenait de loin qu’il jouaient le même rôle. « Mais alors, ils pourraient un jour me faire moi et ma sœur sur scène. Pourquoi non ? Nous nous aimions tant avant le

François et son cousin… parfois dans mon lit, parfois dans le sien, ou alors sous l’arbre, et même, dès les beaux jours, au milieu de l’étang. Nous étions mieux encore que jumelles. Nous étions une seule et même sœur. Pour tout ça, on m’a punie. »

Le soir de la représentation d’En haut des marches, Ursula avait laissé la porte entrouverte. Peut-être par malice, sans rien dire à Werner, et l’âme de C. s’était faufilée derrière le canapé qui servait de décor. Comme il s’avérait, au fur et à mesure qu’on progressait dans l’intrigue, qu’Antoine et Dorine étaient bien le même personnage, et que l’un•e comme l’autre s’observaient avec passion et sans regret à des années de distance, l’âme de C. en fut rassérénée. Un jour lointain, Antoine était devenue Dorine, voilà tout.

« Pourquoi le Purgatoire ? se dit-elle. Non non non. Restons-là au chaud. J’en suis convaincue. Restons au Cleuyou. »