Le Passe Muraille

Compagne invisible de Rimbaud, Patti Smith relooke son enfer

150 ans après la parution de l’opuscule, à compte d’auteur, vendu 1 franc et salué par un silence absolu, Une saison en enfer se trouve réédité, en album somptueux assorti de commentaires sonnant juste et d’images appropriées, par la rockeuse de diamant à dégaine de sorcière du sous-sol poétique. Chic de mode ou chiqué ? Tout au contraire…
Coupler, pour ne pas dire accoupler les noms d’Arthur Rimbaud et de Patti Smith sur la couverture de la récente réédition d’un des textes les plus fameux de la poésie française, pourrait choquer les gardiens du temple Littérature, du moins en apparence. Sous la forme d’un grand album impossible à ouvrir dans un avion, en autobus ou dans la foule du métro, l’objet n’est-il pas qu’un gadget chic jouant sur le choc, coup éditorial marquant, pour le 150e anniversaire de la parution du génial opuscule, une opération de « récup » de plus jouant sur le nom du plus mythique des poètes français (carrément plus « culte », voire « cultissime » qu’un Hugo ou qu’un Baudelaire) associé à celui d’une star boomeuse de la contestation plus ou moins acclimatée ?
Le prétendre, fût-ce de la hauteur du Spécialiste (on parle aujourd’hui, sans rire, de « poéticiens ») , serait ne rien sentir de la « papatte » de Patti, du ton et du tour personnel et plutôt modeste, gentil et très précis de ses écrits, mais aussi de la qualité de ses choix de textes et d’images quant au contenu composite de l’ouvrage – reflet en somme de la « parole en archipel » du cher Arthur vagabond aux poches trouées, et surtout de cette longue et fervente fréquentation personnelle qu’elle affirme sans bluff, vivant en somme Rimbaud autant qu’elle le lit, non pas à genoux mais en marchant… et de se situer elle-même dans la filiation de tous ceux qui, par milliers, ont été touchés en leur adolescence par ce verbe vivant qui engage réellement chacun, tel un Gustave Roud qui l’écrivait dans la revue Aujourdui en 1931 : « Ah, il ne s’agit pas de littérature, c’est-à-dire en fin de compte d’un jeu qui se situe au-delà de la zone des sentiments et se sert indifféremment de tel ou tel d’entre eux comme matériel de ses édifices concertés – et qui n’engage que l’esprit. Devant Rimbaud c’est tout l’être qui s’émeut. Son approche remet tout en question ».
Un archipel toujours à explorer
Quant au contenu de l’Objet, il en est la meilleure justification, combinant le texte original de 1873, une vingtaine d’autres poèmes et une dizaine de lettre du poète à sa famille, quelques écrits éclaircissants et autres dessins ou photographies de Patti Smith, entre autres repros de manuscrits originaux et de documents photographiques évoquant le monde rimbaldien, lequel est à vrai dire bien plus familier à dame Patti qu’on ne pourrait l’imaginer faute de la connaître assez, alors qu’après une vie entière à entretenir cette passion (partagée avec un certain Bob Dylan, soit dit en passant) elle est allée jusqu’à racheter la ferme de Roche où le petit paysan (enfin petit : tout de même 1m80) noircit pas mal de feuillets…
Fin juillet 1873, après la terrible embrouille, enfermé dans le grenier de Roche, tandis que les siens récoltent le maïs, Arthur extrait son essence même, et voici comment dame Patti voit ça: « La porte d l’enfer s’ouvre en grand. Ce n’est pas celui de Dante mais un enfer dont l’étreinte est plus monstrueuse encore. Il écrit avec un dégoût de lui-même mêlé au désir d’être reconnu. La phrase se contredit, résultat d’une capacité surnaturelle à saisir et à disséquer toutes les facettes du savoir. Il s’accuse de « mensonge et paresse » tout en s’échinant à démontrer le contraire. Valeur du bien et du mal, équilibre entre blasphèmes et prières, louanges, obscénités, amour et venin fusent dans toutes les directions. Engagé dans un « combat spirituel », il renverse le berceau de son éducation catholique. Le dogme est jeté aux chiens sauvages et dévoré. Rimbaud n’imagine pas un monde nouveau, il proclame la transformation du monde présent, révélation dans une ère de mécanisation. Il se voit un temps en créateur divin, élu pour mettre à bas et éliminer les fausses doctrines, les faux espoirs, les fausses promesses. En définitive il considère l’orgueil comme étant son plus grand péché et le sauvetage de l’innocence comme étant son plus grand accomplissement ».
Ce n’est pas à seize ans que Patti aurait pu écrire ces mots si lucides et justes; c’est une vie qui nous aide à prendre et laisser ce qu’il faut laisser et retenir d’un poème jeté sur le papier par un garçon de dix-neuf ans, si génial qu’il fût…
Comme elle le détaille dans Anniversary, le premier de ses textes liminaires, Patti Smith a découvert Rimbaud à seize ans (moi c’est à treize ans que j’ai commencé d’apprendre ses poèmes par cœur, et vous ?), et ce fut pour le centième anniveraire de la parution d’Une saison en enfer, en 1973, qu’elle se pointa pour la première fois à Charleville dont elle est, actuellement, citoyenne d’honneur.
« Une saison en enfer a été la drogue de mes jeunes années, l’élixir recelant les outils et la méthode pour renverser les fausses idoles », écrit la septuagénaire. « Tel est le pouvoir exaltant de la poésie. Lorsque j’’ai quitté la maison de mon enfance, Une saison en enfer a été mon seul guide, glissé dans ma petite valise, sur le chemin de New York ». Et d’évoquer ensuite son pèlerinage, en 1973, à Charleville où elle s’attendait à des festivités et ne constata qu’une « indifférence déconcertate ». Du moins découvrit-elle, en passant au musée Arthur-Rimbaud, les objets ayant appartenu au poète, précieux talismans de sa courte existence : sa valise, ses cartes, un foulard rapiécé qui lui évoquaient le cavalier solitaire. Et le lendemain, d’achever son voyage devant la tombe (non entretenue) d’Arthur et sa sœur Vitalie et d’y déposer un collier de perles de verre bleu en souvenir du Harar…
Autre objet encore : le revolver Lefaucheux à six coups de calibre sept millimètres, acquis par Verlaine le 10 juillet 1873, qui en fit l’usage archiconnu que l’on sait, à Bruxelles, contre son jeune ami-amant menaçant de le quitter, et que Patti Smith put tenir en mains (un grand autoportrait photographique en témoigne ici en pleine page) lors d’une présentation publique, en 2014 : «J’ai tenu dans mes mains nues ce petit objet, témoin de tant d’amour et de souffrance »…
Autant d’objets, et les poèmes en sont évidemment, qui constellent la géographie à la fois poétique et affective, sensuelle et douloureuse, spirituelle et très concrète (Gustave Roud a raison d’insister sur le côté paysan d’un Rimbaud même vitupérant les « terreux »), évoquant une fois de plus un archipel de signes où le génie disperse ses fragments.
Cartographie existentielle et poétique
Si Patti Smith dit s’être « construite » à l’aide de la poésie rimbaldienne, ce grand beau livre reproduit en somme la chronique de cet apprentissage existentiel par sa forme même, et notamment à travers le choix des poèmes ajoutés à la Saison en enfer, du plus personnellement revendiqué (Ma Bohème) au plus universel sans doute que représente le Génie final. Dans la foulée, l’on appréciera la mise en parallèle de certains poèmes et de dessins originaux, tel ce portrait d’un troublant angélisme aux crayons de couleurs et le poème intitulé Tête de faune apparaissant en contrepoint dionysiaque plus qu’en plate illustration.
Dans l’un de ses derniers fragments intitulé Mortal Shoes, illustré par une photographie de vieilles chaussures montantes dont on suppose qu’elles ont des semelles de vent, Patti Smith écrit enfin ceci de tendre et juste: « Connaître le poète, c’est connaître le voyageur. Une seconde vie, un second arc poétique. Quand j’étais jeune, je me désolais que Rimbaud ait en apparence délaissé la poésie, jusqu’à ce que je prenne conscience qu’il était en route vers son destin: un poème vivant» …
Ainsi est-elle de ceux qui se refusent à considérer que la vie de Rimbaud se limite à sa production littéraire et qu’il serait mort en 1875. D’où le choix de lettres aux siens complétant le florilège des textes de pure poésie, jusqu’au Bateau ivre mais avant l’envoi de Génie.
L’on pourrait alors parler, à propos du tracé et des ouvertures, à chacune et chacun, de cet ouvrage marqué par une évidente, profonde reconnaissance, de nouvelle Carte du Tendre s’ajoutant aux innombrables témoignages et autres commentaires suscités par cette œuvre et cette vie si brèves, cette apparition si fascinante et cette fin si déchirante. Et comment ne pas relancer, là-dessus, son propre voyage, sa propre exploration de l’archipel Rimbaud ?
Patti Smith y invite d’ailleurs implicitement, en se situant dans la longue filiation de ceux qui ont partagé sa passion, quitte à en dire tout et son contraire, à y voir tel engagement politique virtuel ou telle élévation mystique, tel précurseur du surréalisme ou tel libérateur des mœurs à la Oscar Wilde, entre cent autres interprétations à quoi se prêtent les écrits éclatés et les images à facettes multiples voire contradictoires du poète – et de cette cohorte des commentateurs se détache alors , parmi les plus avisés, un Louis Forestier dont les 35 pages des Fragments introduisant l’édition des Œuvres complètes et de la correspondance, dans la collection Bouquins, proposent l’introduction la plus claire et la plus dense, la plus éclairée, la plus commode aussi pour l’usager de l’avion, de l’autobus ou du métro possiblement aérien…
Le génie ? « Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues , – ses souffles – son corps, – son jour. »
Patti Smith, qui se surprend, aujourd’hui, d’être la gardienne de l’îlot de pierre et de terre qui appartenait autrefois à la terrible Mother, ose l’écrire : « J’ai été fidèle, toujours mes pas dans les siens, compagne invisible ».
Et les saisons de nos vies échappent pareillement à l’ennui mortel grâce au génie dont nous guident les pas : « Il est l’affection et le présent (…), il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase »…
Derniers selfies pour un deuil joyeux
Louis Forestier remet l’église rimbaldienne au milieu du village planétaire: c’est une auberge espagnole dont le livre d’or aligne les signatures de prestigieux plumitifs (Patti Smith sauve l’honneur des plumitives plus rares), tels notre Ramuz national et le perspicace Etiemble faisant valdinguer tous les mythes, Henry Miller le fauve érotique et les très catholiques Paul Claudel ou Jacques Maritain impatients de lui coller une auréole, Albert Béguin (« Mais on en a pour la vie avec Rimbaud ! ») ou Jacques Rivière absolument catégorique: « Je ne ferai pas grande difficulté à le révérer comme le plus grand poète qui ait jamais existé ». Tout ça peut être exagéré après Homère, Dante et Shakespeare ? N’importe ! Rimbaud en a vu d’autres: le fils vital d’une Vitalie infoutue de reconnaître en lui l’incarnation chancelante de la poésie, mort un 10 novembre après une affreuse agonie, survit !
Et vous là-dedans ? Moi je m’exclame avec le toupet de Patti Smith : « Me too! » Et va pour ce petit poème griffonné vite fait sur mon cahier de vieil écolier:
Bateaux ivres
(À Paul et Arthur, compères de bitures)
Verlaine le pouillu,
tout amoureux fou d’un voyou
renifle dans sa verveine;
il a mal partout,
à la tête et au cœur couillu,
car aimer lui fait de la peine…
Cet Arthur est un saligaud :
ce foutu gigolo
qui tord le cou aux vers
et fait rendre gorge à l’orage,
les peignant tout en vert
en vrais Peaux-Rouges coupe-gorge –
ce débauché de l’Ardenne bleue
est un démon vaudou
bandant comme un mât de garenne
et cinglant jusques aux étoiles
quand il se fait la malle
sur son bateau nu titubant
de cinglé tout en moelle…
Alors Verlaine qui n’en peut plus
lui tire un coup au fond du cœur:
un bon coup de couteau
chargé de vraies balles en métal –
on sait que ça fait mal;
mais Verlaine aime à en faire peur,
il n’est plus que douleur
et de raison: que dalle…
Cependant, et bien étonnant
au dam du philistin:
c’est que Rimbe à la fin pardonne,
trouvant à son ami
l’excuse de la maldonne
et des jeux joyeux du destin;
la belle excuse enfin
de qui perd la boussole en mer
et se noie dans la prose,
les yeux égarés de beauté –
deux anges naufragés,
et la musique en toute chose…
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (1873) et autres poèmes.
Patti Smith, photographies, écrits et dessins. Gallimard, 166p. 2023
Arthur Rimbaud. Œuvres complètes et Correspondance. Edition établie et présentée par Louis Forestier. Editions Robert Laffont, collection Bouquins, 606p. 2004.

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