Le Passe Muraille

Comment naît un roman

 

Texte inédit en français de Peter Bichsel, paru en mai 1993 dans le supplément du Passe-Muraille intitulé Voix alémaniques.

Le jeune homme dont il sera longuement question ici était un auteur – sinon presque rien, juste un auteur –, petit et corpulent avec cela, et mauvais élève en gymnastique. C’était d’ailleurs là le thème du roman qui lui avait apporté estime et considération. Depuis lors, il vivait dans sa chambre comme dans une chambre d’hôtel, attendant sans cesse qu’on toque à la porte, d’ouvrir et d’y trouver un groom avec un message, ou même telle jeune fille en personne.

On toqua donc, et devant la porte il y avait un homme qui, sans saluer, commença juste par dire: «Je ne lis pas de livres.»

«Oui, et alors», dit l’auteur.

«Et alors, je veux entrer dans votre roman.» Le petit auteur corpulent referma la porte, alla s’asseoir à sa table et se mit à écrire.

Il écrivit: «Le jeune homme dont il sera longuement question ici était un auteur – sinon presque rien, juste un auteur –, petit et corpulent avec cela, et mauvais élève en gymnastique..», et tout aurait pu continuer ainsi comme dans l’histoire de la dent creuse, si l’autre n’avait pas défoncé la porte en disant: «Salaud.»

L’auteur se demanda alors s’il devait accepter une chose pareille, et tandis qu’il se posait cette question, l’autre ajouta: «Vous écrivez toujours que vous êtes petit et corpulent et mauvais élève en gymnastique. Dans la réalité vous êtes effectivement petit, corpulent et mauvais en gymnastique.»

Cela rendit l’auteur tellement furieux qu’il mit le quatuor à cordes 131 de Ludwig van Beethoven, interprété par le Quatuor Melos, et ils l’écoutèrent ensemble en fumant chacun une cigarette. Pendant ce temps le soleil se coucha. Et parce que nous n’aurons pas l’occasion d’y revenir plus tard, mentionnons d’ores et déjà que plus tard la lune sera à la fenêtre. Mais dépêchons-nous, de toute manière l’histoire est déjà beaucoup trop longue, le quatuor à cordes 131 de Beethoven – je laisse de côté «Ludwig van» et «Quatuor Melos» intentionnellement –, le quatuor 131 de Beethoven à lui seul dure 37 minutes et 54 secondes. Attendons donc en silence que le quatuor nous ait rattrapés.

Alors cet étranger peu amène tapa du poing sur le tourne-disque en disant: «Je n’en peux plus. Non seulement vous êtes petit et corpulent, mais ennuyeux en plus, moi, je m’en vais.»

«Mon cher ami, vous pensiez sans doute qu’il était difficile d’entrer dans un roman, c’est très facile au contraire. Seulement personne n’en ressort, maintenant vous y êtes, et si vous sortez, votre sortie y sera aussi. D’ailleurs je peux vous faire sortir quand je veux, mais pour l’instant, ça ne me convient pas du tout, parce que la lune n’est pas encore à la fenêtre et qu’il nous reste à décrire la neige qui crissera sous vos pas, pour mettre aussi un petit peu de Noël dans le roman. D’ailleurs, mon cher ami, vous êtes là depuis plus longtemps que ne dure cette histoire. Il faut qu’elle soit brève, vous comprenez, tout doit être bref pour la télévision, et voilà que nous perdons notre temps avec des choses aussi longues que “Ludwig van Beethoven”, “quatuors à cordes”, “couchers de soleil”. Dans ce bref laps de temps, nous devons faire tomber un peu de neige, pour que la neige qui crissera sous vos pas – crissera a trois syllabes, craque n’en a que deux. Non ça va, crisse en compte deux aussi – soit: “crisse sous vos pas”. Phrase entière! “Pour que la lune puisse se refléter dans la neige qui crisse sous vos pas.”

Ah, si seulement nous avions attendu en silence que le quatuor à cordes 131 de Ludwig van Beethoven interprété par le Quatuor Melos nous rattrape ne serait-ce qu’un petit peu.

Un peu d’ennui, vous savez, mon ami, trouvez le temps encore un peu plus long.

Si vous voulez entrer dans mon roman, prenez place et patientez trois cents pages. Nous n’avons même pas entendu la moitié du premier mouvement de Beethoven.»

P. B.

Tiré de Zur Stadt Paris, Suhrkamp, 1993. Traduit en français par Ursula Gaillard et Gilbert Musy, paru en 1996.

(Le Passe-Muraille, No 6-7, Mai 1993)

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