Le Passe Muraille

Comme un rêve éveillé

     

À propos de Thierry Vernet, peintre et savoureux épistolier

par JLK

«La vue c’est la vie », disait Thierry Vernet peu avant que la maladie ne l’arrache (en 1993) au monde visible, et c’est alors, aussi, que le peintre genevois de Belleville, tout à fait conscient de sa fin prochaine, peignit certaines de ses toiles les plus jubilatoires. Sur quoi me reviennent les mots de cette lettre de jeunesse de Vernet, datant de l’été 1953. Il se trouvait alors en Yougoslavie en attendant que Nicolas Bouvier le rejoigne à Belgrade pour se lancer avec lui, en Topolino, dans le grand voyage dont est issu L’Usage du monde, et voici ce qu’il écrivait aux siens depuis Zagreb : « Je suis de plus en plus assuré sur mes pattes. Le boulot marche. L’aquarelle se trouve. Je vais au bout. Le fin du fin n’est-il pas de voisiner l’extrême limite, de se balader sur les crêtes, d’aller aux frontières où la peinture n’est presque plus de la peinture, où les formes en sont à leur dernier point de tension ? »

Thierry Vernet disait tout de son art en écrivant qu’il allait «au bout». Son oeuvre, pure de tout chiqué, est en effet d’un réel risque-tout de la forme et de la couleur, prêt à toutes les audaces pour exprimer sa vision réelle. Pourtant la fulgurance de son regard n’excluait pas un respect serein de la chose représentée et un sens quasiment organique de la composition.

L’oeuvre de Thierry Vernet est à la fois d’un lyrisme allègre et d’une sourde mélancolie. « C’est une peinture spi-rituelle que celle de ce Suisse de Paris, note l’écrivain Jan Laurens Siesling. J’y discerne sans mal une confiance infinie en la beauté de la vie, jusqu’à la candeur, corroborée par une abondance de bonne humeur, d’humour. »

Sans jamais toucher au tragique (tout différent en cela de son ami Josef Czapski), Thierry Vernet ne portait pas moins en lui les nuances pénombreuses de l’existence, qui se retrouvent dans l’aspect «plombé» ou «voilé» de certains paysages. Cependant au-delà des craintes et tremblements, le peintre savait retrouver une sorte de souveraine sérénité.

Ceux qui ont reçu des lettres de Thierry Vernet le savaient : il y avait chez le peintre un véritable écrivain. Or c’est une somme épistolaire d’une fraîcheur roborative, tant par ses inépuisables observations que par son écriture, qui a paru récemment sous le titre de Peindre, écrire chemin faisant, réunissant les lettres envoyées à ses proches par le jeune peintre tout au long du périple qui le conduisit, avec Nicolas Bouvier, de Yougoslavie en Afghanistan via la Grèce et la Turquie, l’Iran et le Pakistan. La première de ces missives (parfois de plusieurs pages) est datée du 6 juin 1953 à Graz, et la dernière du 20 octobre 1954 à Kaboul. L’ensemble représente plus de 700 pages et constitue, dans les grandes largeurs, un journal de bord rappelant à la fois les carnets de Delacroix et les lettres de Charles-Albert Cingria. De fait, Thierry Vernet s’y révèle à la fois un écrivain poreux, de style fluide et fruité et d’un ton plein d’humour. Du grand voyage des deux jeunes gens, on connaissait le récit quintessencié que représente L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. A cet ouvrage combien stylisé et condensé, les lettres de Thierry Vernet apportent aujourd’hui comme un double radieux et profus.

Enfin c’est un nouveau bonheur, après cette découverte, que de se replonger, par le truchement d’une monographie de Jan Laurens Siesling, et un large aperçu des peintures de l’artiste, fort bien reproduites, dans l’espèce de rêve éveillé, et souvent enchanté, de ce peintre si original et si injustement méconnu.

J.-L. K.

Thierry Vernet. Peindre, écrire chemin faisant. Illustré de nombreux dessins in-texte et de quelques photos mal reproduites. Introductions de Richard Aeschlimann et Nicolas Bouvier. L’Age d’Homme, 708 pages.

Jan Laurens Siesling. Thierry Vernet, peintre. Avant-propos de Richard Aeschlimann. Plexus/ Editions d’art Somogy, 145 pages.

(Le Passe-Muraille, No 72, Mai 2007)

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