Le Passe Muraille

Comme un rêve de rédemption

Dépêche-toi de te souvenir que tu n’as pas tous les droits sur ton esprit, et laisse-le ouvert comme on laisse ouverte une maison où on va s’amuser , laisse-le gratuitement ouvert, enjoint au narrateur de «L’échelle» l’Invaincu estropié. Et qui aurait la naïveté de croire qu’en ces matières l’amusement n’est pas le masque arboré par la plus sérieuse des quêtes, et la gratuité la condition première d’un sacrifice expiatoire ?

Le lecteur fidèle de Jean-Marc Lovay aura peut-être trouvé le temps d’oublier qu’en le suivant de livre en livre, il a signé une sorte de pacte par lequel il acceptait de se laisser dérouter, houspiller, bringuebaler par une cohorte de mots cascadeurs et de métaphores arborescentes – «Trop de mots !» est-on tenté de dire, comme l’Invaincu de «L’échelle» a scandé: «Trop de bruits, trop de voix, trop de moteurs» – bousculer dans des couloirs de mots où il finira par se croire enfermé dans une impasse, juste au moment où va s’enfler à nouveau le souffle incantatoire qui conduira le récit jusqu’au coup de massue, coup de gong, coup de maître asséné sur la partition, scellant avec les teintes vives et l’inquiétante minutie d’un artiste «naïf» la vérité du fantasme dans une chute savamment mûrie.

Poursuivant avec une sourde impatience d’orage l’exploration en miroir des mondes intérieurs et de notre univers transfiguré «officiellement» commencée avec Les Régions céréalières, Jean-Marc Lovay entraîne aujourd’hui son lecteur à l’enseigne du Midi solaire (et sous la bannière magnifiquement suggestive de certain Concert dans l’œuf) en des territoires d’une insoupçonnée proximité.

N’avons-nous pas nous-mêmes, en effet, arpenté «le sentier de la conduite d’eau contournant la colline» et visité «la fourmilière exemplaire», et qui nous empêchera de reconnaître dans la «Fête du Sang» le travestissement baroque des fêtes liturgiques et des célébrations patriotiques, et dans le monstrueux «championnat des porteurs de valises» par quoi s’achève «Après-demain» l’image grotesque de l’esprit guerrier qui souffle sur tous les champs de la compétition généralisée, en même temps que l’écho amplifié des flux migratoires ?

Car ne nous y leurrons pas: l’imaginaire ici ne se débride et ne déploie sa fantasmagorie, suivant un «arbitraire» qui a la logique implacable du rêve, que pour mieux nous mettre sous les yeux, ou glisser dans notre esprit ouvert, ce miroir que le «dragon» hantant les profondeurs lacustres n’a de cesse de remonter brandir au jour, un miroir qui pour déformant qu’il soit n’en reflète que plus distinctement le monde de meurtre et de sacrifice auquel nos destins restent inextricablement liés – «le miroir légendaire dans lequel on voit pleurer les aiguiseurs et les marchands de couteaux, et se gorger de sang les nourrissons des soldats».

Si l’ombre de la guerre ne cesse de planer sur les pages de Midi solaire, lui répond tout «naturellement» (mais le lecteur de Lovay sait bien que ce ne fut pas toujours si naturel) le halo lumineux entourant cet autre combat que se livrent les esprits et les corps en quête d’éternité: jamais encore l’auteur n’avait réservé à la danse d’Eros et de Thanatos semblable accueil dans son théâtre d’ombres et de lumières.

On est donc bien loin de l’univers «asexué» des Régions céréalières, et comment s’étonner qu’à l’heure où le travail des forces de la mort est si universellement sensible, y réponde un élan inverse dans les pages d’un auteur qu’on a vu si réceptif aux forces à l’œuvre dans le minéral et le végétal, voire l’animal et l’aérien ?

«Minérale» avait été, par Yves Laplace, qualifiée l’écriture de Polenta: on dira de celle de Midi solaire qu’elle est végétale, procédant comme elle le fait par bouturages successifs, entrelacs et rhizomes. On y retrouve aussi les défauts (la redondance parfois de phrases entortillées sur elles-mêmes pour ne pas dire d’un coup ce qu’elles auraient pu taire tout de suite si on n’avait pas commis l’imprudence de commencer à les écouter – si l’on nous passe ce mauvais pastiche…) d’un écrivain superbement obstiné à creuser, à l’écart des sentiers que trop d’autres ont battus, sa trace dans le sable des moraines ou la neige des pics.

On a parlé de sacrifice: un rêve d’expiation salvatrice, de sacrifice rédempteur habite en effet les six récits composant ce recueil, mûrissant chez le narrateur le sentiment ou l’obscure certitude que sa mort, ou l’offrande de son âme ou d’une autre vie, voire le salut de la communauté. Un sentiment qui, à l’instar d’une médaille portée en talisman, n’en a pas moins son revers: le soupçon qu’il n’est peut-être que le résultat du complot ourdi par les «charlatans de l’éternité»…

En l’occurrence, le narrateur refuse encore de croire que son propre cadavre puisse assouvir le dragon, lui donner enfin «la force de rester au fond du lac pour y mourir»: le temps d’un monde apaisé est long à venir, on ne le sait que trop, et longue la voie à parcourir jusqu’au moment où le narrateur renoncera à donner voix à la révolte et consentira à «[s’] enfermer avec abnégation dans un des fascinants récipients offerts par les hasards de la vie»: et ce sera ici une funèbre valise «conçue pour que quelqu’un s’y couche». Alors la précocement vieillie Après-Demain pourra retrouver toute la fraîcheur de sa jeunesse, et le narrateur la certitude d’avoir «enfin perdu le chemin du retour» et de pouvoir, en s’offrant au sommeil libérateur, faire «s’envoler la valise du dernier somptueux voyageur».

Et la blancheur enfin de la dernière page s’offrir comme un silence de paix retrouvée, un signe de salut – ou le foulard tendu par l’escamoteur pour nous signifier, dans un clin d’œil, que tout n’est qu’illusion.

C. V.

Jean-Marc Lovay, Midi solaire, récits, Editions Zoé, 1993, 156 p.

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