Le Passe Muraille

Combray sur la Côte

            

Les chemins de mémoire de Catherine Colomb,

par Ivan Farron

Sur les photos – toutes en noir et blanc – prises d’elle quand, la cinquantaine passée, l’auteure vaudoise publia sur un intervalle de près de vingt ans les trois romans qui assurèrent sa notoriété, rien ne vient souligner la vocation littéraire de cette grande bourgeoise non dépourvue de beauté. Peu après la parution des Esprits de la terre en 1953 la photographe Henriette Grindat  tira d’elle un portrait sur lequel, sobrement élégante, debout dans la cuisine de sa maison lausannoise, elle touille le contenu d’une grande marmite. Mise en scène excessive ? Ironie sur le paradoxe de sa condition ? Dans les interviews, celle qui fut une des rares Suissesses de son temps à passer une licence ès lettres et passa son permis de conduire à un âge où d’autres touchent l’AVS, déclarait préférer à toute autre activité la lessive et la confection de confitures. Provocation indirecte, qui rappelle à sa façon l’injonction à la soumission d’un Robert Walser ?  Ni le mari ni les enfants de Marie Reymond, alias Catherine Colomb (1892-1965), ne la virent jamais s’escrimer sur la page blanche : son activité littéraire, d’une obstination et d’une régularité toutes flaubertiennes, elle la réservait aux deux heures creuses de la matinée, ces heures durant lesquelles, les siens une fois partis, aucune tâche ménagère ne requérait ses soins.

L’absence de sourire n’est pas seulement perceptible sur les portraits de la femme d’âge mûr. Dans Tout Catherine Colomb, l’excellente édition des œuvres complètes de l’écrivaine, parue en novembre 2019 aux Editions Zoé de Genève, un volume de 1680 pages à la couverture souple et imprimé sur papier Bible, est reproduite une série de photographies de Catherine Colomb à toutes les époques de sa vie. À voir persister chez l’adulte l’air renfrogné de l’enfant, on se dit que cette morosité n’est peut-être pas seulement imputable à son mariage avec un époux dépressif : à quelque chose malheur étant souvent bon, elle profita du séjour de ce dernier dans une clinique psychiatrique pour écrire son premier roman, Pile ou face (Kopf oder Zahl) qui fut publié en 1934 sous le pseudonyme de Catherine Tissot.

C’est que la jeune Marie Colomb, Marion pour les intimes, née au château de Saint-Prex, avait vécu très tôt l’expérience traumatisante d’un double abandon : à cinq ans, elle perdit sa mère et fut remise avec sa sœur et son frère à sa grand-mère maternelle, Louise Champ-Renaud, par un père qui ne s’occupa jamais de ses enfants et se ruina à tenter de reprendre le domaine viticole familial. Les dix premières années de sa vie, passées sur la « Côte » entre Lausanne et Genève, furent décisives pour la formation de son imaginaire. Les romans de Catherine Colomb retranscrivent l’expérience précoce du deuil, ils se situent dans ce paysage de vignobles en terrasse dont les propriétaires seront ruinés par le phylloxera et les mauvais rendements de l’Emprunt russe.

Après son bac, passé à Lausanne en 1910, la jeune fille fut engagée au pair au château de Sans-Souci chez une descendante d’Ewald von Kleist, petit-neveu de Heinrich, puis enseigna à Weimar d’où, malgré le Heimweh, elle parvint à décrire la Wartburg  dans un article de journal où le souvenir intimidant de Luther et du Wagner de Tannhäuser n’oblitère pas le regard, déjà lucide, de la future romancière (« Au pied de la colline un hôtel nous annonce : Tennis et grotte de sainte Elisabeth. »). Mais le plus formateur de ces séjours linguistiques est sans conteste celui, plus court, qu’elle passa chez Philip et Ottoline Morrell durant l’été 1913, un couple proche du groupe de Bloomsbury, ami d’Aldous Huxley et Virginia Woolf : Catherine Colomb, que l’on rapprocha de l’Anglaise, dit plus tard n’avoir lu d’elle qu’une Chambre à soi (A room of her own) et son Journal.

Lady Ottoline Morrell, personnage aux colliers de perles extravagants et au flair hypersensible, reconnut sur le champ le talent de la jeune  Vaudoise, qu’elle mentionne dans ses Early memoirs. Elle joua pour elle le rôle d’un mentor, jusqu’à sa mort en 1938, accompagna la genèse de Pile ou face, réquisitoire féministe derrière le récit apparemment banal d’un drame familial. Catherine Colomb avait bien besoin de ces encouragements, tant son mariage contracté en 1921 avec l’avocat Jean Reymond, la naissance de ses deux fils et le manque de confiance en soi auraient pu étouffer l’œuvre à venir dans l’œuf. Sa thèse de doctorat, achevée mais que, découragée par les critiques, elle ne soutint jamais, porte sur Béat de Muralt, l’auteur des Lettres sur les Anglais et les Français(1725). Elle est lisible pour la première fois dans Tout Catherine Colomb. Ces pages passionnantes dérogent, par leur liberté de ton, aux conventions académiques. La biographie de ce patricien bernois francophone« beau comme un dieu » dans sa jeunesse, qu’un esprit non-conformiste mena à une vie itinérante et à un piétisme exacerbé, témoigne de grandes qualités littéraires. Le savoir polyglotte de Catherine Colomb s’étend  à l’histoire, à la philosophie. Comme les protestants cultivés de son époque, elle connaissait la Bible par cœur, ou presque. L’anglophilie de De Muralt, sa critique à l’égard d’une France jugée trop superficielle dans ses mœurs et sa littérature – il joue le « bon sens » anglais contre « l’esprit » français, rapprochant le premier des qualités helvétiques – permettent à la jeune femme de défendre par la bande une littérature qui, sans être « française de France », assume fièrement ses particularismes suisses romands tout en revendiquant une appartenance à la tradition européenne : c’est ce qu’essayait à la même époque de faire un C.-F. Ramuz dans ses romans, le cosmopolitisme en moins.

Une modernité ébouriffante

Tout Catherine Colomb a été réalisé sous la direction de Daniel Maggetti, professeur à l’Université de Lausanne et écrivain, entouré d’une équipe de chercheurs dont Anne-Lise Delacrétaz, auteure d’une récente monographie (Catherine Colomb. En plein et lointain avenir, « Le savoir suisse », Presses polytechniques universitaires romandes, 2019) sur cette romancière qui commence à beaucoup intéresser le monde universitaire. Cette déjà troisième édition en français des œuvres de Catherine Colomb – il existe en allemand une Gesamtausgabeen 3 volumes, parue chez eFeF à Berne en 1996 – est la plus complète à ce jour. Son « appareil critique », la présence d’inédits (outre les pages sur De Muralt Des noix sur un bâton, qui parodie drôlement les romans à l’eau de rose) et d’œuvres en chantier (Malfilâtre aux mille possibilités pas encore canalisées par des choix déterminants ) nous font entrer dans le laboratoire d’une auteure dont on connaissait surtout la « trilogie » formée de Châteaux en enfance(1945) (Spiel der Erinnerung, Suhrkamp), Les Esprits de la terre(1953) (Tagundnachtgleiche, Benziger/Ex libris) et Le temps des anges(1962) (Zeit der Engel, Suhrkamp).

Lisant ces trois romans d’une modernité ébouriffante, des écrivains comme Gustave Roud et Jean Paulhan, qui fit publier Le temps des anges chez Gallimard, y décelèrent tout de suite la marque du génie.

Dans Châteaux en enfance, le principe de causalité des premiers romans est abandonné au profit des associations de la mémoire qui suspend tous les temps et réunit tous les espaces dans un présent perpétuel que soutient un complexe dispositif polyphonique. On est ici plus près de la surimpression au cinéma ou des descriptions obsessionnellement minutieuses d’un Raymond Roussel que d’une narration stricto sensu. A chacun de ses personnages, Catherine Colomb attribue une série d’épithètes homériques. Le banquier Jämes Laroche, aux yeux d’anthracite, à la barbe châtain, au petit doigt replié quand il tend la main, tirant de sa poche une montre semblable à celle du lapin blanc d’Alice au pays des merveilleset toujours sur le point d’aller baiser la main d’une reine ou du shah de Perse, est enrobé de ces qualités à chaque apparition.

La satire sociale le dispute ici à la poésie ; le chagrin et la colère sont métabolisés par la fantaisie. La grand-mère morte en 1916, Louise Champ-Renaud, dont le roman retrace la vie en filigrane, est nommée ici Galeswinthe, en référence à la légende de la reine mérovingienne épouse de Chilpéric. Selon la légende, la lampe de cristal qui tomba sur le sol au moment de ses funérailles ne se rompit ni ne s’éteignit. Proust, un autre spécialiste en matière de grands-mères et de deuils impossibles, dont Catherine Colomb fut la lectrice admirative, y fait allusion dans Combray. La lampe de Galeswinthe constitue un leitmotivde ces Châteaux en enfance, aux principes de composition qui s’apparentent à la musique autant qu’à la littérature.

I.F.

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