Le Passe Muraille

Codicille aux Beaux jours

La fin des Beaux Jours rend hommage à l’année 1975, l’année fastidieuse du baccalauréat. Je révise, c’est entendu, et me laisse plus encore volontiers promener en voiture par maman avec Ada en évidence sur la banquette arrière. Il y a entre nous une entente silencieuse. Je dois travailler pour un diplôme qui m’ouvrira les portes d’une classe préparatoire. Mais il y a bien d’autres choses contre lesquelles le baccalauréat, les honneurs, les mentions, sont impuissants. De temps à autre, à la faveur d’un embouteillage ou du faux bond d’un client désinvolte, maman me fait la lecture. Et sa lecture de Nabokov est assez drôle, fluide et même, à certains moments, tout à fait cavalière. Elle va en sens inverse des révisions et de l’esprit de sérieux. Maman ne bute jamais, ne manque pas d’être théâtrale quand il le faut, comme si la voiture tenait lieu de chapiteau ambulant. Cette lecture fidèle au ton moqueur et nostalgique joue avec l’idée que ce qui se passe dans Ada vaut plus que la réalité lassante de l’année du bac dont on voudrait qu’elle soit close aussitôt entamée.

Cette valeur fictionnelle est attestée par la musique des phrases, par leur valeur mélodique, tantôt musette, tantôt lyrique et passionnée. Sans doute la voix de maman leur prête-t-elle ces qualités. Le livre est posé sur le volant comme sur un pupitre, le soleil tombe sur la page si nous sommes garés du côté chaud de la rue avec les fenêtres ouvertes, ou alors les passants nous regardent-ils faire du côté opposé, à l’ombre fraîche, fenêtre relevées, immobiles comme deux poissons japonais dans un aquarium.

J’essaye de retrouver beaucoup plus tard cette musique particulière, d’écouter rétrospectivement le son de sa voix sans faire attention au sens de ce qui est dit, comme si maman parlait hongrois ou mongol. Une autre aurait parcouru des kilomètres de prose nabokovienne sans broncher. J’essaye — c’est souvent peine perdue — de reprendre chacun des instants qui ont conduit à cette lecture, de m’astreindre au rituel qui a précédé le concert privé. Sont convoqués : le livre glissé en douce dans le sac, la descente en ascenseur jusqu’au hall carrelé de l’immeuble, la lumière orangée de la rue, comme voilée par un store entièrement baissé, l’ouverture de la portière, les feux rouges, la couverture violette à rabas. C’est une tâche vaine et impossible. Tout : ascenseur, hall, portière, claquement des talons sur le pavé, est fait d’une écorce impossible à peler. Nous pourrions aussi bien être allongés sur un plaid à la plage, ou assis en montagne à la terrasse d’un chalet suisse avec le même livre à la couverture violette, dangeureusement épais. Ses pages sont faites d’innombrables lignes qui se serrent les unes contre les autres, ses paragraphes ont une densité inhabituelle. En voiture, au bord de la mer, sous les sapins, où que nous soyons, l’égrenage est impossible. Il faut tout prendre d’un geste lent, tout garder dans la main, sur la langue, jusqu’à la fin.

Le voyageur de la nouvelle « Invitation à un remontage » du Cas Perenfeld essaye de retrouver quelque chose de la même nature. « Nous en arrivâmes enfin (avoue-t-il en évoquant le souvenir d’une salle de concert de Budapest) aux deux chansons d’automne de Béla BartÓk, aux belles allitérations de Az Öszi Lárma et de Az Agyam Hivogat, puis enfin au merveilleux chant de la mer, Egyedül A Tengerrel, brave et nostalgique, avec ses douces et suaves répétitions de « dalol » et du minuscule « dalolo », perdus là comme des gouttelettes à l’avant-dernière strophe alors que les vagues grondent et se font sauvages. La recollection fut alors consommée. »

Vraiment ? Est-ce seulement possible ? Peut-on se reconstituer à ce point ? Le voyageur avait été morcellé ou, si l’on préfère, réparti en différents endroits de sa valise (un coup un bras, un coup une jambe) dans une nouvelle précédente intitulée « Invitation à un démontage ». Où ? Dans un compartiment de train. Par qui ? Précisément la soprane qu’il va écouter en roulant comme il peut jusqu’à son fauteuil d’orchestre le soir du concert. La même exactement, qui lui donne les forces nécessaires pour tout revisser et remboîter.

Et puis, il y a tout ce qui vient après ce petit paradis perdu quand la bougie est soufflée. Une fois Ada lu en entier de première main (puisque j’ai suivi les conseils de maman), j’ai renvie de relire Naissance de la tragédie. Je ne le fais pas comme un wagnéromane. Au contraire. Quand je relis Naissance, c’est comme si Nietzsche avait toujours préféré Bizet à Wagner sans qu’une conversion esthétique lui eût été nécessaire. C’est tout de suite méditérannéen — à cause de la voix.

Ce n’est pas ma voix silencieuse et intérieure qui relit, mais une autre, une voix proche de celle qui m’a donné les passages d’Ada choisis pour leur license, leur poésie et les rigueurs de leur humeur fantaisiste. Pas exactement la même, d’ailleurs, mais plutôt une voix qui s’éloigne peu à peu du grain et du timbre de l’original au fur et à mesure que ma lecture progresse.

Cette fuite prend ses aises. Ce n’est bientôt plus qu’une résonance très faible, un écho, un fil. Il aurait peut-être mieux valu trancher avec un sabre, mais le Temps fait les choses autrement, sans respect pour la continuité, l’agencement des causes et les effets, impassible face à la peur affreuse d’avoir tout perdu.

Le désordre est tel qu’une fois Naissance de la tragédie refermé, c’est moi qui prend les devants. Sans doute ai-je lu ensuite des livres que maman n’aurait ni aimé ni même compris. Ces livres-là, austères et méthodiques, sont par la force des choses faits d’une autre matière sonore. Plus claire, cristalline ou cuivrée, mais aussi plus faible, sans aucune des modulations qui rendaient l’histoire d’Ada si mystérieuse et me l’offraient, grâce à sa voix, pleine de difficiles promesses.

Fabrice Pataut : Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014

Fabrice Pataut : Les beaux jours, Héliopoles, 2022.

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