Chronique de la montagne sacrée
Mont Saint-Odile, Montagne sacrée,
par Roland Goeller
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Entreprendre un voyage
Certaines cartes topographiques sont inscrites dans les esprits à la manière de lettres volées[1], posées – par quelles mains malicieuses ? – bien en évidence sur les corniches des lieux coutumiers, retournées comme il se doit. Elles échappent à la sagacité ordinaire qui, chaque jour, se contente de vérifier que rien ne manque, mais ne se préoccupe nullement des significations cachées, dont le déchiffrement est toujours remis à plus tard. Plus tard était-il arrivé ? Plus tard arrive parfois lorsqu’il est bien tard.
Je descends du train à Strasbourg. La gare est masquée par une gigantesque lentille de verre, longue de deux cents mètres et haute d’une dizaine de mètres, laquelle observe la ville de son œil placide. Sur sa pupille, parfois, sont accrochées des pellicules publicitaires d’un goût mondialiste. Je reste un instant à contempler cette prouesse architecturale futuriste – c’en est une -, pour laquelle j’aurais eu quelque indulgence si elle ne dissimulait pas, au regard de la ville, la vieille façade prussienne, construite dans les années 1910.
Le chauffeur du bus départemental auprès de qui j’acquitte le prix du billet me regarde avec un petit sourire lorsque, à la question de savoir si je souhaitais un aller-retour, je réponds, Ja, hin und Herfahrt. C’est un homme de mon âge et, sans nous connaître, nous nous comprenons, nous sommes issus du même creuset, enracinés pour toujours dans cette plaine enserrée entre deux massifs, les Vosges d’une part, la Forêt Noire de l’autre, même si le cours de la vie m’a emmené en d’autres contrées, non moins plaisantes, et que je n’y reviens que de temps à autre, pour rendre visite à ma famille restée au pays, mais aussi pour d’autres raisons. A peine une demi-heure de trajet, et l’autobus me dépose devant la mairie, au pied de la tour du Château qui fut témoin de tous les événements tragiques survenus, ici comme ailleurs, depuis la guerre de Trente ans. Je suis venu avec le projet d’un périple, retourner en des lieux, étonnamment proches, que je connais bien mais dont j’ignorais les résonances historiques lorsque, enfant, je les ai visités la première fois.
Wangen
Dès le lendemain, je me mets en route et traverse le défilé du Kronthal, ce verrou des premiers contreforts du Piémont qui donne accès à Wangenbourg et à la Petite Suisse. Je fais un arrêt à Wangen, dont le beffroi majestueux et l’ancien mur d’enceinte s’accrochent à flanc de coteau. Et partout ruissellent le long des façades d’imposantes fontaines de géraniums. Je m’arrête encore à Kirchheim, petite bourgade viticole sise aux confins septentrionaux de la Route du Vin. Des fouilles récentes y ont confirmé la présence d’une place forte au milieu de laquelle s’érigeait le palais du roi Dagobert II, descendant de Clovis[2] ou Chodwig. Il se dit beaucoup de choses à propos de Dagobert, et il s’en occulte beaucoup plus. Exilé en Irlande dans son jeune âge par un usurpateur, élevé par Wilfrid évêque d’York, restauré sur le trône avec l’aide de l’évêque de Sion, Dagobert était le dernier roi mérovingien, éphémère souverain de l’Austrasie.
Détail du vitrail de l’église de Mouzay (Lorraine) représentant Dagobert II
[1] Cf Edgar Poe : La lettre volée
[2] Clovis, mérovingien, 466-511 après J-C, roi des Saliens, puis roi de tous les Francs à compter de 481, date de son sacre à Reims.
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Dagobert sous nos yeux
On dit de ce jeune homme à la personnalité forte qu’il aurait tenté de reprendre en mains les affaires déliquescentes du royaume. Il régna pendant trois ans avant d’être assassiné, à Stenay, en 679, dans des circonstances restées mystérieuses. Quelle est la part de légende selon laquelle Dagobert aurait eu une descendance avec la princesse wisigothe Gisela de Razès, épousée en secondes noces ? Cette descendance se serait réfugiée à Rennes-le-Château, la cité cathare, dont il est dit par ailleurs tant d’autres choses, mais ceci est une autre histoire.
Adolescent, je passais matin et soir par Kirchheim, à bord de l’autobus qui me conduisait au lycée de Molsheim où j’étudiais la géométrie, la chimie, l’histoire de France et la malice féminine. C’était dans le cours des années soixante. La guerre n’était plus qu’un souvenir – la guerre mondiale, la seconde – mais elle avait laissé une infinité de contours en creux, délimitant avec une précision chirurgicale ce dont on parlerait désormais et ce qui serait tu, occulté. Les dommages subis par l’esprit sont les plus longs à cicatriser et c’est un travail qui incombe à plusieurs générations. Rede m’r nemmi davon ! – n’en parlons plus ! -, se disait-il lorsque les langues, agitées par leur daïmon[1], avaient le malheur de commettre quelque transgression. En conséquence de cette guerre, et des précédentes, une grande partie de la psyché collective était condamnée à rester dans l’ombre, telle la face cachée de la lune qui ne voit jamais le moindre rayon de soleil. La parole publique, les discours – le discours – en configuraient la trame normée et installait une topographie dont les mises à jour étaient aux mains des officines parisiennes, toujours plus sourcilleuses[2] et inquisitoriales. Nous fûmes nourris d’histoire de France, la guerre de Cent ans, la Révolution, Napoléon, le Front Populaire, la Libération, de Gaulle, Pasteur, Balzac et Victor Hugo – enrôlés parmi tant d’autres sous la bannière tricolore et auxquels nous ne gardons pas moins une indéfectible vénération. Le miracle économique des Trente Glorieuses donna quelque crédit à cette entreprise de reconstruction de l’esprit au chausse-pied et de réécriture unidimensionnelle de l’histoire. Dagobert était enfoui dans l’autre partie de la psyché, la plus grande, la plus volumineuse – mouvante et instable tel un magma tellurique où, les formes, estompées, grossières parfois, luttent contre l’informité à la manière des démons de Hieronymus Bosch ou des créatures de William Blake. Dagobert avait rejoint la Bataille de Reichshoffen, la Débâcle, les combats du Hartmannsweiler Kopf, les Feldgrau[3] et les malgré-nous[4], les génocides commis par Turenne dans le Palatinat et Turckheim, le repeuplement – à la fin de la guerre de Trente ans – depuis la Bavière, le Tyrol et le Vorarelberg, la paix d’Augsbourg, Moschenrosch mais aussi Gottfried, Geiler von Keysersberg, Beatus Rhenanus, Sebastian Brand, Hérade von Hohenburg dite de Landsberg, Gutenberg, Stoeber, Pfeffel, Woehrle, Stadler, Flake ou encore Schickele, mais aussi Lenz, Büchner, Goethe, Grimmelshausen, Grimm, mais aussi l’Or du Rhin et les Nibelungen, les lieder de Schubert et de Hugo Wolf, le prestige des Habsbourg, et, hélas, le Gauleiter Wagner et le camp du Struthof-Natzweiler…
[1] Cf le démon de Socrate, ce qui en nous pousse à chercher et dire la vérité.
[2] Notamment depuis la Révolution. Cf, le discours de Barère au Comité de Salut Public (27 janvier 1794) : « Quelle contradiction présentent à tous les esprits, les départements du Haut & du Bas-Rhin, ceux du Morbihan, du Finistère, d’Île & Vilaine, de Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord, des Basses-Pyrénées & de Corse ? Le législateur parle une langue que ceux qui doivent exécuter et obéir n’entendent pas. Les anciens ne connurent jamais de contrastes aussi frappants et aussi dangereux. Il faut populariser la langue, il faut détruire cette aristocratie de langage qui semble établir une nation polie, au milieu d’une nation barbare… »
[3] Couleur des uniformes de la Wehrmacht, dans les rangs de laquelle furent incorporés quelques 350 000 Alsaciens-Mosellans en 1914, ils étaient alors sujets du second empire allemand. Bien souvent, l’hagiographie française en parle comme de malgré-nous, à tort, mais en conformité, hélas, avec l’idéologie de la IIIème République selon laquelle Alsace et Moselle sont « français de cœur ». La persistance de cette idéologie ne manque pas d’interroger.
[4] Nom donné aux quelques 50 000 Alsaciens-Mosellans incorporés, sous la contrainte, dans la Wehrmacht à partir de 1942. La contrainte consistait à prendre en otage et déporter les familles des éventuels récalcitrants ou déserteurs.
3
Là-haut souffle l’esprit
Dagobert est l’une des lettres volées parmi tant d’autres. Il gisait sous nos yeux, retourné, accessible aux seuls érudits qui s’étaient fait un devoir de garder la mémoire, d’en conserver les manuscrits pour la transmettre, le moment venu, à la grande masse des aveuglés, ceux à qui il fut dit qu’il n’y avait rien à voir en ces lieux. La psyché est avide de clarté, et la psyché d’adolescents alsaciens au détour des années soixante n’est encore qu’un petit univers en expansion. L’esprit se tourne du côté où on l’attire, les formes intelligibles, la géométrie ou encore les dates de l’histoire de France. La psyché n’en est pas moins avide de clarté et de mots. Elle travaille, telle une pâte à Kugelhof[1] qui lève dans l’obscurité d’un réduit. Des mains intrépides devront la pétrir un jour ou l’autre, plus tard. Plus tard était peut-être arrivé. Toutes les lettres volées finissent, un jour ou l’autre, entre les mains de leurs destinataires.
Je laisse Dagobert et Kirchheim à leur sommeil mémoriel et poursuis vers le Mont St-Odile en traversant Obernai, St-Nabor,
St-Nabor, beffroi
St-Léonard, puis ce sont d’interminables lacets de route jusqu’au promontoire où le monastère est érigé. Le jubilé des treize siècles est en préparation – 2020 ! Mille trois cents ans se sont écoulés depuis la fondation- mais, au train où vont les choses, il n’est pas certain que d’autres jubilés puissent intervenir par la suite. La statue d’Odile, bras levé en une attitude hiératique, tourne son regard de pierre vers la plaine d’Alsace étendue à ses pieds, mais bien peu de regards se tournent encore vers les lieux de sa mémoire. La chrétienté séduit de moins en moins de fidèles prêts à lui rendre hommage, et il y a sans doute beaucoup à dire sur son naufrage auquel consentent les générations de la post-modernité[2], lesquelles conjuguent le paradoxe d’un héritage culturel revendiqué chrétien au sein d’une laïcité ouverte à tous les appétits. Seuls encore parviennent sur le promontoire des autobus transportant des retraités en voyage d’agrément selon des circuits qui comportent un certain nombre d’étapes gastronomiques entre lesquelles viennent se glisser deux ou trois heures de visite guidée.
Le promontoire s’érige à l’intérieur d’une muraille fermée, à mi-hauteur, longue de quelques vingt-trois kilomètres. Çà et là manquent quelques dizaines de mètres de roches mégalithiques, prélevées au fil des siècles pour d’autres usages. Aujourd’hui encore, les archéologues restent perplexes quant à l’origine de cette muraille. Romaine ? Païenne ? Druidique ? Pour la chrétienté, le promontoire est devenu un lieu sacré, réservoir de force tellurique qui, parfois, saisit jusqu’à l’étourdissement mais toujours invite au recueillement. Il le fut très certainement pour les cultes plus anciens, dit païens. Druides et chamans n’étaient pas moins inspirés que les ermites et les prieurs des ordres monastiques. Et il y a sans doute beaucoup à dire sur ces juxtaposition, interpénétration, recouvrement, absorption des rites païens et chrétiens. L’hagiographie les a présentés selon une hiérarchie spirituelle où la chrétienté faisait figure d’aboutissement. Cependant, le fait qu’une religion l’emporte sur une autre ne préjuge que de sa puissance temporelle, jamais de sa mystique, laquelle est la même d’une religion à l’autre, même si elle se manifeste sous d’autres espèces. Et la terre dont nous gravissons les flancs présente une rare concentration de signes religieux, païens d’une part, chrétiens de l’autre. Cela augure d’une force tellurique que les mystiques de tous bords n’auront eu de cesse de questionner et qui, parfois, semble vouloir surgir de la pénombre des futaies. Celles-ci portent une ramure dont l’épaisseur interdit aux regards d’aller au-delà de quelques dizaines de mètres, comme pour protéger des secrets qui ne consentent à se révéler qu’aux seuls pèlerins armés de courage, de patience et de bonnes chaussures de marche.
[1] L’un des fleurons de la pâtisserie alsacienne.
[2] La post-modernité de la « fin de l’histoire », prophétisée par le politologue américain Francis Fukuyama. Les événements postérieurs se sont chargés de dénoncer l’utopie de cette théorie, laquelle, pourtant, continue de faire des émules.