Ceux qui mangent en gémissant…
Sur La Grande Bouffe de Ferreri et le buffet théorique
par Etienne Laberge
« Je suis un porc, je le sais, mais Dieu m’aime. » (Vasily Rozanov)
L’idée d’un gâteau qui accueillerait en son sein trois types de pâtés et de terrines est idiote : raffinée, mais non moins idiote. Que l’on puisse atteindre à un absolu de vulgarité en se vautrant dans le luxe, c’est une évidence pour quiconque a le sens des choses de la vie – et moins celui des affaires, qui en est en quelque sorte la négation. Mais que les produits les plus somptueux puissent eux-mêmes être moteur de mort et avoir partie prenante dans un drame de la chair, on n’aime moins à se l’imaginer. Des charcuteries fines, on goûte davantage le sel et les herbes que les muscles tendus de l’animal mort; des fromages les plus vieillis, leur odeur de décomposition tend à masquer la nôtre. On ne tue plus la nourriture, quelqu’un se charge de le faire pour nous, sans colère et sans haine. Mais il est tout de même possible – il est un point de l’esprit où il devient possible – de se tuer par la nourriture, et c’est ce point de l’esprit, un peu « surréalisant », comme dirait Noiret, que La Grande Bouffe tente de nous dévoiler à grand coup de fourchette : un espace ou le rituel heureux du repas entre amis devient l’ars moriendi et la mort que l’on se donne – toujours entre amis.
Prologue hollandais
C’est Jacques Rivette qui disait, à propos de Verhoeven et de son Starship Troopers, que les aspects satiriques du film, sa critique du militarisme américain, bref son message, n’étaient en quelque sorte pour le réalisateur qu’une façon de se dédouaner auprès de la critique et de la presse de l’aspect sulfureux – toxique – de son univers, et d’ainsi, peut-être, en devenir plus politiquement digestible. On peut ne pas être d’accord, d’ailleurs je paraphrase assez librement… – mais Rivette marque un point lorsqu’il prête à Verhoeven un goût prononcé, au-delà du second degré, pour les clichés et la vulgarité dont il use allègrement dans ses films américains, et, à un certain degré, dans tous ses films.
À bien y réfléchir, rien n’empêcherait Verhoeven d’exprimer, avec clarté, ses griefs face à tel ou tel aspect de la société américaine; il serait même beaucoup plus commode, pour nous, spectateurs innocents, de recevoir ce genre de coups de marteau de façon frontale, de bien voir l’arme et le bras de celui qui s’en sert. Il est, bien heureusement, de ces cinéastes moins ambigus, moins équivoques, plus didactiques, qui jouent cartes sur table : on pense par exemple à un Oliver Stone ou à Tony Kaye. Bénis soient les pédagogues ! Loin de toutes ces belles choses, on retrouve Paul Verhoeven, dont l’aspect pervers – parce que dévié de son but – de ce qui tient lieu de propos chez lui l’est d’autant plus que le cinéaste semble tirer un certain plaisir de toutes ces grossièretés et de ce souffre dans lequel il se vautre continuellement, comme un porc dans la boue. Mais justement, cette boue, est-elle vraiment un obstacle entre le film et son propos ? Je dis – pour éviter moi-même d’y aller de détours – que non : la boue et le film ne font qu’un. Les détours empruntés par Verhoeven pour aboutir à un propos ne sauraient être réduits à une série de traits d’esprit et n’en sont pas moins constitutifs de ses films que ce propos lui-même, auquel il est intimement lié, et non subordonné.
Du reste, c’est évidemment cette complaisance cynique et cette candeur affectée qu’on pardonne bien mal à Verhoeven, davantage que la simple présence excessive de sexe et de violence dans son œuvre. Il nous apparaît suspect et on finit par croire qu’il s’accommode bien de ce qu’il prétend critiquer dans ses films. On s’affaire donc, plus ou moins savamment, à réduire ceux-ci à cet aspect satirique seul; aspect certes essentiel, mais qui tend à faire oublier aux critiques – ou aux bonnes gens, car les uns écrivent pour les autres – que le cinéma de notre ami hollandais n’est pas racheté de ses prétendues fautes par son sous-texte, tant s’en faut, et qu’à s’amenuiser de belles œuvres utiles à même la matière brute des films de Verhoeven, on passe tout droit et on se dérobe devant ce qui compte vraiment dans Showgirls, Starship Troopers ou même dans l’inégal Hollow Man : tous trois se suffisent à eux-mêmes, sans glose, sans second degré et sans lecture qui justifierait rétroactivement tout le reste. Non, il est certain qu’on ne regarde pas et qu’on ne peut pas, au surplus, admirer les films de Verhoeven seulement parce que ceux-ci offrent une critique voilée de ceci ou de cela. Le style hyperbolique, parodique et conscient de lui-même du cinéaste hollandais ne saurait être une excuse pour la violence et la sexualité trouble; pour les stéréotypes, les clichés, le scepticisme moral; pour ce cynisme railleur et débordant de santé. Tout se tient, et on prend l’œuvre en bloc, à bras le corps, on avale tout rond, ou on ne mange tout simplement pas. Aucun régurgit théorique ne saurait redonner appétit à celui que rebutent les pérégrinations d’une Nomi Malone.
Un tout petit pavé dans la mare de l’exégèse
Dans une lettre où elle répond à un professeur lui demandant certaines élaborations sur le sens de ses œuvres, Flannery O’Connor disait quelque chose de très beau, que je cite dès que j’en ai l’occasion – on m’en donne souvent l’occasion : « Le sens d’une histoire, lui dit-elle, devrait grandir pour le lecteur au fur et à mesure qu’il y réfléchit, mais le sens ne peut être capturé dans une interprétation. » À sa suite, je crois que s’il est permis, peut-être même nécessaire, que l’intellect intervienne dans nos réflexions sur une œuvre, il ne faudrait pas pour autant croire que tout cela est suffisant et qu’on épuise le sens d’un film par nos facultés raisonnantes. Je sais que c’est du connu, que tout cela date d’avant le Déluge, mais il faut le répéter, pour la même raison qu’on se répète que « ça va bien aller » : parce que notre foi vacille…
Plus loin, O’Connor poursuit : « (…) là où le ressenti pour une histoire manque, la théorie ne peut le fournir. » Sentir avant de comprendre. Sentir pour comprendre. L’inverse étant impossible. Ou encore Breton, dans une rétorque à Rémy de Gourmont, ayant publié une sorte d’explication de l’usage de symboles par le poète Saint-Pol-Roux, qui lui dit avec la hauteur de ton qui fut toujours la sienne que « Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit. » Ce que Paul Verhoeven cherche à dire, ce n’est rien d’autre que ce qu’il nous montre, le sous-texte latent tout comme le contenu manifeste; et même celui-ci davantage que celui-là.
Qu’on m’entende : bien sûr qu’il existe des symboles, dans nos vies comme dans l’art. Il en est de vastes forêts justes sous nos yeux, et du moment où l’on est un kabbaliste un peu flexible, j’admets très bien que l’on veuille les déchiffrer. Qu’il s’en trouve même cachés sous la surface pétulante d’un récit, je peux également l’admettre, mais non si on en conçoit l’existence comme d’un arrière-monde bien à l’abri de la vie. S’il est intéressant de se pencher sur le non-dit d’une œuvre, d’approfondir les thèmes qu’on y décèle, de souligner le propos qu’on y perçoit – par jeu où parce qu’on en fait son métier – il faut tout de même se garder de croire que c’est un autre que soi-même, à ce moment, qui y voit toutes ses choses, tous ses signes; et si notre interprétation converge avec ce que son auteur a pu y mettre de lui-même, volontairement ou involontairement, c’est qu’il s’est produit quelque chose de l’ordre de la communication : dialogue entre l’auteur et l’œuvre, entre l’œuvre et nous, l’œuvre toujours au centre du nœud, brûlant de sa vérité bien à elle.
Mort de l’auteur ? Bien loin de moi l’idée ! Non. S’il respire bien mal, notre auteur, c’est que l’air autour de lui se fait rare de nos jours, et non qu’il n’en ait plus la force : ses poumons sont encore roses et ce n’est pas qu’il meurt, mais plutôt qu’il partage sa vie et joue du coude avec le spectateur; et un spectateur, c’est une bête assez rusée, fourbe, prête à se détourner, pour un oui pour un non, du chemin où l’on voudrait trop adroitement l’amener à sa suite. Une œuvre ne peut pas et ne doit pas être envisagée comme un récipient à symboles qui n’attends qu’à être reçu intact par le spectateur, encore moins si on y cherche un message : un film n’est pas un fichier zip. Qu’on souhaite, ou qu’on ne puisse faire autrement que de regarder des films avec une lecture intéressée – politique, pour l’exemple – c’est admissible, mais il faut tout de même reconnaître l’insuffisance d’une telle démarche et se rendre compte que dès lors qu’on se trouve bien outillé d’une grille d’analyse toute faite, beaucoup de choses nous échappent et on ne parle plus d’égal à égal avec l’œuvre, qui elle, parle de la vie par la vie et crie sa vérité par le sang.
Un beau film, un film humain
C’est donc après avoir parlé longuement de tout sauf de La Grande Bouffe que j’en arrive ici à m’inscrire en faux contre les interprétations purement politiques du film de Ferreri, et ce, non pas par dandysme ou par divergence d’opinions – ce que le film nous dit de la société de consommation, la nôtre, me paraît essentiel pour notre époque, au même titre que Salo, autre film italien merdeux au bon sens du terme. Si je le fais, si je m’écarte d’une critique qui me tient à cœur, c’est plutôt pour la simple et bonne raison que ce qui dans le film de Ferreri provoque en moi le plus grand trouble, c’est toute cette joie tragique, baroque (vanitas…); c’est ce vulgaire que l’on mêle à l’artifice et à la finesse, celle-là même que l’on abaisse sans fin, mais qui survit – non sans mal; c’est, en somme, l’hédonisme destructeur, mais également la complicité et l’indulgence de Ferreri vis-à-vis de ses personnages – à moins que ce ne soit la mienne…?
Complicité, indulgence, mais aussi une once de complaisance dans le ton. Oui, le mot est lourd, très lourd. Il n’en demeure pas moins que La Grande Bouffe peut être approché presque exclusivement par ses abords les plus coupants, par son génie rabelaisien et par ce qu’il porte en lui de plus ruineux. Je ne dis pas que l’on doive ignorer le reste, mais tout simplement qu’il est possible de le faire. Après tout, je crois pouvoir dire avec emphase que si j’ai eu l’impression vive d’être au diapason de La Grande Bouffe, et que s’y jouait quelque chose de moi-même – que j’y risquais une partie de mon être – c’est dans ces instants où je me suis senti porté par ce qui en lui glisse de tout côté, hors des grilles d’analyses : ce courant souterrain, ces affects, ces pulsions, ce désir de destruction; ce désir tout court… Et si une lecture engagée – entendre ici utile – s’impose d’elle-même dès les premières minutes du film, avant même que les lèvres d’un Piccoli aussi flatulent que flamboyant touchent ce boudin inaugural, je crois qu’il est possible, en tant que convive de cette dernière fête, de passer outre; à moins que l’on préfère passer sous la table pour y rejoindre les nuées de critiques qui discutent sous-texte, propos et portée de l’œuvre.
Intermède bouffon
Loin d’être repu, je lève le ton : j’aimerais bien que l’on me dise, à moi qui m’empiffre là-haut, quelle pourrait être l’utilité de la démarche du critique, préparant des petits plats pour nourrir ceux- là mêmes qui ne mangent, au fond, que des nourritures éthérées, célestes, abstraites; que des nourritures théoriques. Comment justifie-t-on cet accaparement de l’œuvre d’art par un troupeau de gaillards prêts à incorporer cette dernière à la toujours plus grande fiche excel de l’utile ? Comment s’explique-t-on, si l’on est artiste – car certains le sont encore à ce qu’on me dit – que l’on puisse oublier qu’en tant que créateur, on ne vit pas au sein des théories, et que la critique est bien plus, au fond, sujet qu’objet.
J’exagère peut-être… je fais preuve de mauvaise foi, je cherche à épater celui qui lit, au fond de sa chaise – mais ce genre de bravades maladroites n’en révèlent pas moins un profond malaise : pourquoi faire de l’art pour la critique ? Comment a-t-on pu oublier de la sorte – volontairement ? – que l’art concernait tout aussi bien les masses : envisagés comme une énorme poignée d’individus qui pleurent, qui rient, qui chient, qui prient, pleurent encore, s’aiment et se haïssent tout autant, mais, surtout, qui disent; qui disent sans cesse eux aussi leur vérité bien à eux, bien à l’abri de toute forme de discursivité.
Édifier ? Allons donc ! On pense nous faire avaler sans peine que l’art procède du même terreau que nos jugements moraux ? Mais pourquoi donc, après tout, cette pesanteur, cette redingote utilitaire devrait-elle également happer l’art au passage – et la culture par extension – dans l’affirmation de sa positivité écrasante, de son bonheur fabriqué, permanent, à taille unique; incessamment consensuel et irrévocable ? Quel lien avec La Grande Bouffe… ? Absolument tout… – J’exagère à nouveau, voilà que je m’emporte, que je généralise, que j’associe ceci et cela, ceci à cela; voilà que je suis caprice d’enfant… – Seulement, pourquoi me demander, en plein vol, de garder mon sérieux ? Pourquoi ne puis-je pas être à la fois con et raisonnable, fin et vulgaire, abominable et beau ? Je suis, à mes heures, un peu de tout ça et le film de Ferreri est justement comme moi : abominable et beau, à ma mesure; à la mesure de l’homme…
Le sérieux, inquiet, reprend ses droits…
Ici, je suis pris d’un mouvement de recul, comme devant une saleté : envie de revenir sur mes mots, de me dérober et de couper court à un exposé que je sens de plus en plus périlleux; glissant sur lui-même par couche successive, je vois s’éloigner, pour ensuite réapparaître de plus en plus mutilé, mon propos, cette chose même que je bafoue sans relâche. C’est que si j’en arrive à m’en prendre à une lecture orientée de La Grande Bouffe (ou des films de Verhoeven), ce n’est pas sans me scandaliser moi-même : il en est ainsi parce que tout se passe aujourd’hui comme si l’art – avec tout ce que le terme implique de sérieux et de guindé – ne pouvait être à la fois grave et joyeux; tragique et railleur. On se moque bien de mes phrases, que rien ne distingue vraiment d’un caprice, et qui sont finalement bien insignifiantes à côté de toutes les analyses les plus fines et les plus subtils en bouche. J’ai voulu aborder le film de Ferreri par tout ce qui en lui résiste à l’analyse, mais je risque moi-même de devenir l’objet du procédé englobant d’un autre, plus savant que moi; coupable par tous les côtés où l’on m’aborde… – j’en souffre, bien sûr.
Mais je persiste à vouloir trahir les intentions de l’auteur de La Grande Bouffe parce qu’il me semble que le film lui-même est traversé par sa propre négation, comme l’est, au fond, toute œuvre tragique ou, pour brosser large, toute œuvre d’art digne de ce nom – nom d’ailleurs trop digne pour ne pas être suspect à ce niveau…
Le film de Ferreri donne envie de vivre, et ce même si vivre signifie alors : être affaissé, avoir le dos courbé, mais aux lèvres un sourire tenant fermement la main de la mort. « L’art, disait Gombrowicz, a en lui quelque chose de triomphal, même lorsqu’il se tord les mains de désespoir. » C’est ce triomphe, cette joie tragique qui résonne à mon oreille au visionnement de La Grande Bouffe et non la critique de la société de consommation qui, elle, ne demande pas forcément à quitter le papier sur laquelle on pourrait la coucher plutôt que de la voiler dans un récit.
Qu’à la fin ce film, comique après tout, se digère assez bien pour qu’on puisse sans fin le rapporter à un message, il n’en fait nul doute. Mais ce qui se digère bien nous laisse quand même toujours aux prises avec… et bien avec de la merde… Est-ce que la merde se digère elle aussi ? Peut-être. C’est ignoble, mais probable. Seulement, répétez l’exercice, et si je ne m’abuse, à chaque fois, une parcelle infime de merde persiste, souveraine – en plus du goût infâme en bouche…
Ne faites pas parler les morts : laissez-les le faire eux-mêmes. Laissez les morts enterrer leurs morts. Laissez parler la mort et la merde, comme elle susurre à l’oreille de Piccoli. Gombrowicz, encore lui, disait que l’homme réel est celui qui a mal; Ferreri nous dit que l’homme réel est celui qui a faim : même le ventre plein, l’homme ne peut qu’avoir faim…