Le Passe Muraille

Ceux des marges

 

Lorsque Janine Massard rendait justice à Mireille Kuttel, souvent snobée par le milieu littéraire romand…

Parmi les romans remarqués et remarquables de la rentrée littéraire romande 1999, il faut parler de La Grande Maison de Mireille Kuttel. L’héroïne en est Marie-Pierre, qui semble née pour la différence: elle est le fruit des amours fugaces d’une résistante savoyarde et d’un parachutiste anglais; destinée aux marges de la société: quelque temps après ce qui pourrait passer pour un «beau mariage», son mari s’évanouit – on retrouve sa voiture en Provence, mais pas l’homme. Marie-Pierre ne pleure pas ce mort qui n’a pas l’air de l’être. Elle attend sans trop y croire pourtant le retour de ce mari qu’elle a aimé mais la réalité est là: il l’a laissée avec une grande maison qu’elle va progressivement transformer en pension. Vers elle, convergeront peu à peu toutes sortes de rejetés car qui d’autre, de nos jours, va dans une pension sinon les abîmés de notre société d’abondance?

Marie-Pierre, la dame aux chaussures rouges, devient, pour survivre, la patronne de la Grande Maison, ce qui permet à Mireille Kuttel de faire entrer, avec un art infini qui tient de la haute voltige littéraire, tous les personnages d’un groupe social que l’establishment préfère ignorer, «la ménagerie», ainsi les désignent les habitants du quartier, car la grande maison se trouve dans un village de la périphérie chic de Lausanne, et elle est entourée de vieux arbres dont l’un, le Président, est le confident de Marie-Pierre.

Ce lieu résidentiel n’est pas prêt à voir débarquer un échantillonnage de paumés comme celle qui déchaîne les passions, Mathilde, l’ancienne patronne de bistrot aux «jupes noires, trop courtes sur des jambes perpétuellement enflées pour cause de fatigue chronique…» ou Irma-la-grosse, élevée par des parents occupés, elle-même plus soucieuse de compenser que de grandir, ou encore Luiz, le saisonnier portugais, qui ramènera un enfant d’Asie pour essayer d’en sauver au moins un. Il y a aussi Monsieur Jean, un personnage distingué, qui ne se laisse pas envahir et tient le monde à distance, Jeannou la paumée, Armande, la prostituée qui régale à la ronde en pâtisseries du plus fin confiseur, et d’autres encore. Tout ce petit monde solidaire vit, passe, souffre, se chamaille parfois, se réconcilie et revient toujours à la Grande Maison. Bien des années plus tard, Léonard, le mari évanoui, réapparaît. En compagnie d’un autre homme. La vieillesse est là tant pour lui que pour Ma-rie-Pierre. Pour elle, qui a fait vivre la pension avec les moyens du bord, en poussant son caddie jusqu’au supermarché du coin, le moment est venu de tourner la page: elle perd ses forces et du sang.

Mireille Kuttel nous fait participer avec beaucoup d’empathie à toutes ces petites vies, aux espoirs et désespoirs de ses personnages, son écriture drue imprègne le lecteur des douleurs et des révoltes de tous ces mis entre parenthèses par la société. Marie-Pierre la chaleureuse, à la barre de ce navire imposant qu’est la Grande Maison, finit par se con-fondre avec ses protégés et lors-que réapparaît Léonard, elle sait qu’un temps est révolu; il faudra vendre le bâtiment, témoin de sa débrouillardise, son domaine de survie. Les âmes de ceux qui l’ont habitée s’en iront avec les murs qui ont entendu les révoltes et assisté à des situations cocasses. On vendra, on restaurera, on abattra, on restructurera. L’histoire tourne. Ne resteront que les souvenirs qui disparaîtront avec ceux qui les portent. Cela donne un beau roman qui se lit d’une traite et que l’on quitte avec la nostalgie du vécu partagé.

J. M.

Mireille Kuttel, La Grande Maison, roman, l’Age d’Homme, 1999.

 

(Le Passe-Muraille, Nos 3-44, Décembre 1999)

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