Le Passe Muraille

Cette furieuse soif de renaissance

Cendrars, dans la collection Quarto,
par René Zahnd

Peu d’écrivains ont poussé l’art de cultiver leur propre légende aussi loin que Blaise Cendrars, au risque de voiler la puissance des textes sous une tissu d’anecdotes plus savoureuses les unes que les autres. C’est qu’il aimait brouiller les pistes, fausser les repères, triturer la vérité, avec une jubilation qui n’avait d’égal que sa soif de vivre et sa rage d’écrire – ou comment plaquer un masque verbal sur un réel toujours fascinant, « dans l’inassouvissement pharamineux du désir ».

Le fort volume publié aujourd’hui dans la collection Quarto permet de jauger la démesure de cette œuvre. Dans son excellent travail d’éditeur, Claude Leroy montre que diverses périodes se sont succédées, chaque période étant dominée par un genre, mais aussi agitée par une variété de tons, de formes et d’inspirations qui peut donner le tournis aux amateurs de classifications trop rigoureuses.

Un demi- siècle d’écriture est inauguré par une première poussée poétique (avec la fameuse Prose du Transsibérien ou les Feuilles de route, quinze ans d’incandescence), avant l’éclosion d’une série de romans, aussi variés que L’or et Moravagine, puis de nouvelles qui témoignent d’une exceptionnelle faconde de conteur, pour s’achever par un cycle de « mémoires », rien d’autre qu’une fabuleuse réinterprétation d’un passé plus ou moins fantasmé.

Le mot-étendard qui regroupe cet ensemble est : Partir.

Partir ! Elle est vraiment au cœur du monde de Cendrars, cette question du début, cette poussée du commencement, cette sorte de mythologie du départ, dans un constant aller- retour entre la vie et la mort.

Le jeune Frédéric Sauser, natif de la Chaux-de-Fonds, s’est même choisi un nom qui prend des allures de manifeste: Blaise Cendrars, de braise et de cendres, comme le Phénix qui renaît d’une ultime étincelle après s’être consummé.

Ces « renaissances » ont marqué la vie de l’auteur, les plus spectaculaires étant cette nuit initiatique des Pâques à New York, où il est littéralement né à la poésie, et l’épisode terrible de la main coupée, dans les tranchées de la Grande Guerre, qui a donné naissance à son « homme gauche ».

Ce qui tout au long de son existence le fait brûler vif, c’est un cocktail entre le voyage (le mouvement au sens large) et l’écriture. Sans cesse il faut flamber, reprendre la route, excédé parfois par les limites du monde. Sans cesse il faut retourner au verbe, qui à la fois saisi quelque chose du voyage et initie d’autres voyages.

Plonger et replonger dans cette œuvre polymorphe, c’est se laisser emporter au rythme du transsibérien, c’est plonger dans la noirceur hallucinée de Moravagine, c’est dériver d’une étape à l’autre de Bourlinguer, dans une « manière » qui n’appartient qu’à lui : rythmée, profuse, flamboyante, émaillée d’accumulations, d’inventaires et d’écarts digressifs, jalonnée de boîtes de Pandore et de déroutants jeux de miroirs.

En passant d’un livre à l’autre, de la poésie aux mémoires, on se rend compte du soubassement qui fonde l’ensemble de cette œuvre sans pareil. L’unité, ici, est tellurique. Ou alors cosmique.

Blaise Cendrars est de ceux qui ont su capter, en leur donnant une forme, les soubresauts du vingtième siècle. Quel art de saisir les mutations et les abysses. Tout cela sans cesser de parler de soi. Car chez le créateur de Dan Yack, un héros de roman est une projection de soi. L’écriture est une exploration de soi. Le monde entier une occasion de parler de soi. Et c’est sans doute là que Cendrars a effectué son plus grand voyage, le voyage des voyages en quelque sorte : à l’intérieur de lui-même, un périple qui part de soi pour aller à soi.

R. Z.

Blaise Cendrars. Partir : poèmes, romans, nouvelles, mémoires, éd. établie et présentée par Claude Leroy. Gallimard, 2011, (Quarto), 1366 p.


Une bibliothèque fantôme

Dans la rubrique « Du même auteur », Blaise Cendrars an- nonçait volontiers sous le titre « en préparation » : 33 volumes. Il se plaisait aussi à lancer des titres qui le plus souvent restaient sans suite.

Claude Leroy estime qu’il y aurait ainsi entre 200 et 300 livres rêvés, comme une plaisanterie pour donner du fil à retordre aux exégètes.

Dans ce domaine, une attention toute particulière doit être accordée à La légende de Novgorod, que Cendrars indiquait avec une belle obstination comme son premier poème, publié en russe en 1907. Il y faisait régulièrement allusion (y compris dans Le lotissement du ciel), accolait au titre les mentions « épuisé » ou « hors commerce ». De quoi affrioler les détectives de la littérature. Cette quête du Graal a mobilisé les chercheurs pendant des décennies. Sans le moindre résultat. Ce qui en faisait sourire plus d’un.

Puis, coup de tonnerre dans la tribu des cendrarsiens : un poète bulgare découvre « par hasard » en 1995 un exemplaire de La légende de Novgorod à Sofia. Le texte est publié à grands bruits (très joliment d’ailleurs chez Fata Morgana, avec des illustrations d’Alechinsky), jusqu’au jour de printemps 2007 où une jeune universitaire est parvenue à démontrer, preuves à l’appui (notamment l’usage anachronique d’une police de caractères…), qu’il s’agissait d’un faux. Sacré Blaise, là-haut il doit bien se marrer !
R. Z.

« … je veux vivre et j’ai soif, j’ai toujours soif…. L’encre d’imprimerie n’étanchera jamais cette soif. Il faut vivre d’abord. » (Bourlinguer)

(Le Passe-Muraille, No 85. Mars 2011)

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