Le Passe Muraille

Céline à fleur de nerfs

À propos de la biographie de Céline par Henri Godard

Le Céline d’Henri Godard est une réussite. Godard a été chargé de préparer l’édition des oeuvres complètes de Céline en Pléiade. C’est dire s’il connaît parfaitement les textes de Céline, pamphlets et lettres compris. A cette fervente érudition s’ajoute une connaissance précise de tout ce qu’on peut savoir, à l’heure actuelle, sur la vie rocambolesque du Docteur Destouches, plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline.

La bio de Godard est sans doute une somme, elle est surtout passionnante à lire car elle n’élude pas les questions fâcheuses, comme celle de l’antisémitisme. Le point vue adopté est le seul qui soit pertinent quand il s’agit d’un écrivain controversé de la trempe de Céline: revenir sans cesse aux lettres, aux romans, à ce qu’a dit ou fixé sur le papier l’auteur de Nord pour essayer de situer dans le Axe siècle la trajectoire de ce «bouc puant» qui «regardait toujours ailleurs, fixant rarement son interlocuteur». Or ce bouc, avant de puer, fut un fils affectueux et reconnaissant, un commis de boutique bien noté, un cavalier militaire à problèmes.

L’expérience de la première guerre mondiale va marquer à vie ce cuirassier courageux. Un premier séjour à Londres, en 1915, dans le milieu des proxénètes, des putes et des malandrins, va élargir la vision du jeune homme aux dimensions d’un opéra qu’il voudra, grâce à son futur travail d’écrivain, fabuleusement féerique. Ce garçon, d’une intelligence vive et rapide, peut étudier la médecine grâce au soutien du Dr Follet, établi à Rennes et qui deviendra son beau-père. Son diplôme de médecine en poche, Louis s’empressera de fuir le doux ronron de la bourgeoisie provinciale en allant travailler pour la SDN, découvrir les Etats-Unis et l’URSS, s’éprendre d’une femme américaine divinement belle, pratiquer la médecine en banlieue ouvrière.

Le désir d’écriture imposant de plus en plus sa loi, on voit le jeune médecin s’enfermer dans son bureau, la nuit, et travailler comme un forcené à des romans qui deviendront Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. C’est après la parution de ce dernier et son insuccès que les choses se gâtent, que Céline va peu à peu «se claquemurer dans le monde de ses répulsions racistes» et incarner l’antisémite par excellence.

Godard rappelle à ce sujet que le racisme de Céline était tellement hystérique que les officiels nazis ne purent le prendre au sérieux. C’est naturellement la seconde partie de cette bio qui a le plus retenu mon attention: la vente de ses manuscrits en 44 pour obtenir de l’or qu’il cachera dans une ceinture pour traverser l’Allemagne en feu et rejoindre le Danemark où l’attendent d’autres pièces d’or mises en sûreté par une amie, l’arrivée à Baden-Baden, où un responsable nazi lui a réservé, à lui et à sa femme, une suite dans l’hôtel le plus luxueux de la ville, la rencontre du Dr Hauboldt (très haut dignitaire nazi) qui lui fournira les papiers lui permettant de se rendre à Berlin, de revenir à Sigmaringen et, finalement, de rejoindre le Danemark.

Si la première guerre mondiale marque de son empreinte la première partie de l’oeuvre célinien, c’est incontestablement la prison qui en marque la seconde partie. Accusé de trahison et de collaboration, l’écrivain est jeté en cellule de trois mètres sur trois, à Copenhague, où il pensait trouver refuge avec sa femme Lucette. Ces quatorze mois de réclusion vont briser l’homme, il en sortira «très amaigri, faible, voûté, presque courbé en deux». Il ne pourra désormais dormir qu’à force de Véronal. C’est dans cet état de délabrement, tant moral que physique, qu’il se lance dans une énorme correspondance avec des gens qui le défendent, lui et ses livres.

Cette correspondance avec sa correctrice Marie Canavaggia, avec Albert Paraz, Pierre Monnier et tant d’autres présente un intérêt majeur. Elle sert d’abord à préciser sa ligne de défense (délit d’opinion et non crime de guerre), puis à retrouver sa place d’écrivain dans l’esprit des Français; elle lui permet également de ressaisir les fragments dispersés de son propre passé et de donner libre cours, entre plainte et fureur, à l’expression de désirs que la morale réprouve. Elle lui permettra surtout, dans ses derniers romans, de faire évoluer sa relation au lecteur, de cultiver cette «fleur des nerfs» qui aura été la grande obsession de toute une vie: non seulement déconstruire le français académique mais pulvériser la progression linéaire du récit (ce que ses romans jusqu’à Féerie pour une autre fois conservent pour l’essentiel) au profit d’une voix, que j’aimerais dire polyphonique et qui n’interdit pas les ruptures de plans, l’introduction d’idées adjacentes, les violentes prises à partie de la lectrice, les errances entre les souvenirs, les retours au présent de l’auteur, les envolées lyrico-comiques, les brûlantes controverses et les courtes improvisations où Céline «se trouve d’emblée au meilleur de lui-même». Cette voix, on l’entend raisonner, mais surtout ré-sonner comme les sons de la trompette dont son ami Gen Paul tenait le pavillon contre un mur pour savoir, grâce aux vibrations, si elle était juste ou non. Une voix qui ne s’efforce pas de capter la bienveillance du lecteur et qui retrouve une des premières vocations du langage: exprimer les mille émotions qui peuvent à tout instant mettre le feu à la baraque.

Antonin Moeri

Henri Godard. Céline, Gallimard, 2011, (folio) , 594 p.

 

(Le Passe-Muraille, No 88, Avril 2012)

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