Le Passe Muraille

Ceci n’est pas une critique

À propos d’un roman de Jean-François Sonnay qui se défend de l’être,

par Bruno Pellegrino

L’acquéreur du dernier livre de Jean- François Sonnay — auteur romand et délégué du CICR à ses heures — en aura pour son argent. Qu’il ne s’inquiète pas, le narrateur y veille. Soucieux de la bonne santé de ses lecteurs et lectrices, il prie tout d’abord « instamment ceux qui auraient eu la fausse bonne idée d’ouvrir ce livre en plein bouchon pour tuer le temps de le reposer immédiatement ». Il indique également les numéros des pages inutiles à la bonne compréhension de cette histoire (qui «n’est pas un roman »), que le lecteur pressé pourra par conséquent sauter en toute bonne conscience. Mais surtout, le narrateur se charge de ne « rapporter que la substantifique moelle» des événements, afin «de ménager votre esto-mac tout en maximisant la rentabilité de votre investisse-ment bibliophilique », car il est clair qu’« il n’y a de bon dans un livre que le profit qu’on en tire».

Mais outre ces arguments publicitaires vantant le rapport avantageux entre le volumineux ouvrage et son prix somme toute modeste, il y a dans ce livre une histoire. Et avant tout, un homme, Yvan B, « administrateur terrain dans une petite organisation non gouvernementale dénommée  «charité» pour des raisons qui tombent sous le sens. Un humanitaire, donc, chargé d’une mission aux confins de la République-Centrale. Ce pays (anciennement Empire d’Ouest en Est), après une période de mutations et de réformes économiques monstres conduisant à la privatisation d’absolument tout —« cabines téléphoniques, ponts, ordinateurs, poulaillers, lignes à haute tension, abattoirs, plantations de choux, choux, barrages, rivières, oléoducs », sans oublier les prisons, devenues très rentables grâce au développement de l’« industrie pénitentiaire », et les hôpitaux psychiatriques, dont la privatisation a posé cependant plus de problèmes, que l’on a réglés en éradiquant purement et simplement la maladie mentale —, ce pays, donc, fort de cette « merveilleuse réussite économique », connaît quand même un souci : la colonie aérée n° 7 de Sebbah, peuplée de montagnards au caractère « brutal et quelque peu obstiné » ainsi que des résidents d’une institution psychiatrique et de quelques militaires, échappe à ce « grand mouvement de libération lucrative ». On charge alors une «mission d’évaluation» de se rendre à Sebbah pour faire le point sur la situation et s’occuper de «l’aspect humanitaire de la chose».

Et c’est Yvan B qui s’y colle — Yvan, ce « frère humain », « l’impartialité faite homme », une sorte de Don Quichotte de l’humanitaire, « chevalier des temps modernes, champion du droit dans un monde injuste, victime innocente des mauvais génies qui toujours pervertissent les bonnes intentions », homme d’action, «ce tribunal suprême des humanitaires autant que des militaires, puisque les uns y retapent ce que les autres y ont abîmé ». Pour cette mission, il est accompagné, notamment, du capitaine Sigg, caricature du militaire suisse très moyen, à la montre high-tech réglée sur l’heure de Berne, persuadé que «les héros de l’humanitaire » sont les « braves soldats qui défendent leur patrie contre des terroristes dans le froid et la tempête » et selon qui la Suisse ne serait pas moins que la «vitrine de la volonté divine,
perle des perles, merveille des merveilles, dont on aurait pu dire, si le monde avait été un gâteau, qu’elle en était la cerise». Après l’organisation de la mission et les péripéties d’un long voyage, durant lequel Yvan démontre que la fréquentation de l’Ecole de cirque lui aura été plus utile que celle de la Faculté de Droit, il arrive enfin à Sebbah. Là, on apprendra, entre beaucoup d’autres choses, que la valeur actuelle du mot «humanitaire» est de 25’000 dollars, et que l’« un des grands principes de l’action humanitaire consiste […] à ne pas forcer les bénéficiaires à bénéficier de quelque chose dont ils ne veulent pas bénéficier, en quoi elle se distingue nettement de la médecine».

Mais j’en ai déjà trop dit. Sachez seulement qu’en lisant ce texte vous rencontrerez une myriade de personnages plus dingues les uns que les autres (et je ne parle pas seulement des pensionnaires de l’hôpital psychiatrique de Sebbah), vous saurez pourquoi les fumeurs ont une meilleure espérance de survie en cas de situation extrême, vous verrez comment le pauvre narrateur des prouesses d’Yvan est sans cesse rappelé à l’ordre par son sévère éditeur, et vous rirez beaucoup. Quant à moi, je ne désire pas faire concurrence à ce narrateur, justement, en dévoilant toute l’histoire. Achetez son livre: il vous en sera reconnaissant. Et son éditeur aussi.

B. P.

Jean-François Sonnay. Yvan, le bazooka, les dingues et moi. Ceci n’est pas un roman. Bernard Campiche Editeur, 2006. 370 pages.

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