Ce que Robert Pinget, oui, en disait, hein ?
Retour post mortem sur un entretien de 1991 avec l’auteur de Monsieur Songe,
par René Zahnd
«Accrochez-vous à votre désespoir, et chantez-nous ça !» (Robert Pinget)
Au début de l’année paraissait une plaquette, Taches d’encre: les ultimes bribes de Robert Pinget. Un avant-propos de quelques lignes précisait: «Ce petit livre est le dernier carnet de monsieur Songe. […] Peut-être aurait-il dû garder ces feuilles par-devers lui mais le besoin de faire part de ses incertitudes a été le plus fort. Qu’on lui pardonne une dernière fois.» Quelques mois plus tard, l’écrivain fermait boutique et s’en allait, discrètement, rejoindre sur la pointe des pieds quelques amis dans l’au-delà, notamment se sacré Sam qui, sur la scène de l’autre monde, a peut-être fini d’attendre Godot.
Taches d’encre est donc une lettre d’adieu, une carte postale adressée aux vivants juste avant de partir. Le lecteur y retrouve un étrange cocktail d’humour, de sagesse, de tranchant et d’amour immodéré pour la langue. Comment rester insensible aux sentences de monsieur Songe, lorsqu’il déclare «Il faut avoir beaucoup dit pour mériter de se taire» ou lorsqu’il constate «Triste réveil. Par la fente du volet la lumière a tué le nuit.» ? Et comment ne pas éclater de rire en découvrant la dernière phrase, un cri du cœur, un reproche lancé par le personnage à celui qui tient la plume: «Tu me laisses finir comme ça ?»
L’œuvre de Pinget est considérable, dans le roman comme dans le théâtre. Il n’aimait pas en parler. «C’est en me lisant que l’on me comprendra le mieux», affirmait-il. Il avait raison. Un jour pourtant, c’était en décembre 1991, il s’était livré au jeu des questions et des réponses, dans son petit appartement parisien, rue de l’Université.
Le bureau était minuscule, le cendrier se remplissait de mégots et derrière l’homme qui parlait se trouvaient, bien classés, ses manuscrits, avec les titres notés sur la tranche des dossiers. Alors, je nous ai vus. Ce n’était plus la réalité. C’était une pièce de théâtre qui aurait pu s’appeler L’Entretien, qui ressemblait à la réalité, mais qui n’en n’était pas. Les phrases, la relation entre les êtres semblaient décalées. Il y avait manipulation, peut-être par les mots eux-mêmes. Mystère. Le personnage principal, l’Ecrivain, se montrait patient, un peu désabusé. Il prenait la peine d’expliquer, ponctuait presque chaque phrase de son interlocuteur de quelques «oui» à la fois encourageants et ironiques, comme pour montrer qu’il appréciait l’effort de formulation, mais qu’il ne saurait être dupe, parce que de sa vie il n’avait été dupe de l’apparente simplicité des choses. Il jalonnait ensuite ses propres répliques de «hein ?», comme le ferait un grand-père malicieux, pour être sûr que le fiston en face de lui ait bien compris de quoi il en retournait.
– Dans Théo il y a cette phrase: «Dire ou se taire. Enigme non résolue»…
– On peut en penser ce qu’on veut. Je ne sais pas. C’est une façon de se demander si une chose vaut la peine d’être écrite ou tout simplement pensée. Puisqu’il m’est impossible de ne pas écrire, donc de me taire, c’est donc humoristique en définitive.
– Vous n’avez jamais été tenté par le silence ?
– Lorsqu’on écrit, il n’y a pas de tentation du silence: on ne fait qu’essayer de continuer à s’exprimer. Ça peut bien sûr venir un jour ou l’autre, mais ça me ferait beaucoup de peine.
– Toujours dans le même livre: «Que mon désarroi soit ma force».
– Oui: que mon désespoir d’être entendu, d’être compris soit ma force. Je me souviens que Beckett me disait, lorsqu’on se vouvoyait encore: «Accrochez-vous à votre désespoir, et chantez-nous ça !» On est toujours un peu désespéré de n’être pas entendu immédiatement ou de se comprendre soi-même difficilement. Donc le désarroi, il faut en tirer quelque chose, et non pas se laisser aller.
– Quel est pour vous, aujourd’hui, le rapport de la langue à la réalité, des mots au monde ?
– Un artiste est toujours une éponge. Il reçoit tout et sa sensibilité fait qu’en définitive il est imbibé de ce qui se passe dans le monde. Il y a donc un rapport constant entre les mots et le monde. Le jeu est continuel. Alors il essaie de traduire ses impressions, ses sentiments, ses sensations par les mots, parce que l’écrivain ne peut pas le faire autrement que par les mots, comme le peintre ne peut pas le faire autrement que par la peinture.
– Vous avez vous même pratiqué la peinture.
– Mais oui. J’ai fait de la peinture autrefois et je continue d’en faire de temps en temps un peu, en amateur. J’ai fait mes études à Paris, aux Beaux-arts, et puis j’ai assez vite abandonné en tant que praticien, parce qu’il me semblait que la littérature m’était plus importante. Je me suis donc voué à la littérature. Vous savez, je suis aussi musicien amateur, puisque je fais du violoncelle.
– On formule souvent des métaphores musicales, en particulier celle de la fugue, pour évoquer votre œuvre.
– Je suis très impressionné par la musique de Bach: les variations continuelles sur un seul thème. Ça m’a beaucoup influencé, à partir de Passacaille notamment. Je pense à cette façon de structurer le discours, avec des refrains qui reviennent, et des variations ou des contradictions (c’est la même chose pour moi) continuellement, tout au long du travail, ce qui me fait progresser. Au lieu d’avoir une idée nouvelle, je reprends un idée précédente, que je varie, que je contredis, et ça fait avancer le boulot.
– Avancer vers quoi ?
– Vers la fin. Vers le moment où le livre se termine, où on a dit tout ce qui fallait dans un genre d’écriture, étant donné que le genre d’écriture est différent d’un livre à un autre. On ne décide pas grand-chose. C’est l’écriture qui décide que c’est terminé.
– Qu’avez-vous cherché à travers vos quarante années d’écriture ?
– Je ne tends qu’à exprimer ce que je ressens et à analyser un peu mes sentiments et mes sensations. On est pris par le rythme, par l’oreille qui continue d’enregistrer et d’entendre. Je ne peux pas vous dire ce que je ferais la prochaine fois. Ça dépendra de beaucoup de choses qui me sont étrangères pour l’instant. Je me mets toujours au travail en écrivant la première phrase, et la première phrase conditionne toute la suite.
– Comment vient une première phrase ?
– Je m’oblige à l’écrire. Il faut être dans de bonnes dispositions, c’est entendu, ne pas être trop tracassé par d’autres choses. Mais comment vient la première phrase, c’est assez mystérieux. Elle provient sans doute de lectures. Et la voilà. Il faut se mettre au travail. Pour moi, c’est une discipline très stricte, avancer pour ne pas perdre le fil de la première phrase. Et on va à l’aventure. Si je faisais un plan, ça ne m’intéresserait pas du tout. Comme il ne m’intéresse absolument pas du tout de décrire quelque chose de réel. Toutes mes descriptions sont imaginaires. Dès que je quitte l’imagination, je ne suis plus intéressé. Bien sûr, l’imagination est nourrie de tout ce que l’on voit. C’est entendu. Mais je ne prends pas de note. Je n’ai ni plan, ni note. J’avance au fur et à mesure. Notez qu’il m’est arrivé pour des grands romans comme L’Inquisitoire de devoir faire un plan de la ville, pour ne pas me fourvoyer dans les noms de rue. Mais ce qui m’intéresse c’est d’aller à l’aventure, d’aller de surprise en surprise.
– Peut-on dire que l’ensemble de votre œuvre est une forme de palimpseste ?
– Oui, c’est ce qui avait été dit sur Graal flibuste et sur les livres suivants. Je redis un peu les mêmes choses d’une façon différente. Dès le début, dès Mahu, mon premier bouquin, j’ai volontairement continué de citer les mêmes noms, pour donner une espèce de continuité de surface à mon travail. Mais les personnages changent. Mortin vieillit, il vieillit en même temps que moi. Monsieur Songe aussi. Et, par exemple, le Mortin de L’Hypothèse est très différent du Mortin de Autour de Mortin. C’est un autre personnage, ou une autre face de lui-même, plus mystérieuse, plus cachée.
– Ces personnages sont-ils vos avatars ?
– Il y a de toute façon quelque chose de l’auteur lui-même dans le narrateur, mais ça ne signifie pas que je suis d’accord avec tout ce que le narrateur dit. J’adore me contredire. Je ne suis pas forcément Monsieur Songe ou Mortin. Mais je peux l’être de temps en temps.
– Alors justement: lorsque Monsieur Songe affirme: «L’art de dire, beau casse-tête», êtes-vous Monsieur Songe, dans ce cas-là ?
– Oui, en l’occurrence c’est bien moi qui parle. La difficulté est tou-jours plus grande. Certains auteurs privilégiés éprouvent de plus en plus de facilité d’écrire. Ça ne signifie pas qu’ils écrivent mieux. Il me semble que c’est plutôt le contraire. A mon point de vue, la difficulté grandit au fur et à mesure que l’on exerce ce métier, parce qu’on devient de plus en plus exigeant envers soi-même.
– On vous rapproche souvent du Nouveau Roman, de l’Ecole du Regard. Comment vous situez-vous par rapport à ce courant ?
– C’est simple comme bonjour. Dès Graal flibuste, je suis entré aux Editions de Minuit. C’était au début des années cinquante. Jérôme Lindon, avec Robbe-Grillet, avait créé ce qu’on appelle le Nouveau Roman: il y avait Madame Sarraute, Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Ollier, Butor et moi-même. Nous n’écrivions pas du tout de la même façon les uns les autres, mais nous écrivions de façon différente de ce qu’avaient fait Sartre ou Camus. Alors nous avons été groupés sous la dénomination de Nouveau Roman, même si, en définitive, il y a eu très peu de rapports entre nous. Cette étiquette nous a rendu service pour la diffusion de notre travail. C’est tout.
– Robbe-Grillet a tenté de théoriser ce regroupement.
– Mais je n’ai pas suivi les théories de Robbe-Grillet. Il m’a beaucoup intéressé, en particulier tout le jeu des reprises dans ses premiers romans. J’ai trouvé ça passionnant et je l’ai fait moi-même, dans mon sens, c’est-à-dire en qualité de refrain. C’était une façon poétique, ou disons musicale, d’utiliser la répétition d’une scène dans une autre et de varier. Les variations, j’y tiens énormément. Voilà. Mais je n’ai pas suivi Robbe-Grillet dans la théorie. A un moment donné, on me parlait beaucoup de l’Ecole du Regard, et moi j’ai proposé «L’Ecole de l’Oreille». J’entends ce que j’écris, je ne le vois pas. J’entends mes bonshommes et mes bonnes femmes parler, et je retranscris ce qu’ils disent, mais je ne les vois pas.
– On vous a aussi rapproché du Théâtre de l’absurde.
– Oui, mais je crois que c’était une faute. Lorsqu’on disait à Sam, mon ami Beckett: «Est-ce que vous croyez avoir fait de l’absurde ?», il disait: «Non». Moi je suis dans l’irrationnel, mais l’irrationnel, ce n’est pas l’absurde. Peut-être que Ionesco, au tout début, avec Les chaises, avec La Cantatrice chauve, était dans l’absurde. Moi, je n’ai jamais foncé dans l’absurde. Ce qui est déroutant dans mon travail, ce sont les contradictions, mais comme notre es-prit est plein de contradictions, ce n’est pas la contradiction qui est absurde. Pas du tout.
– L’existence même est-elle une contradiction ?
– Elle est toute en contradiction. Notre façon d’être, de voir, de réagir est continuellement en contra-diction. Pour certains d’entre nous en tous cas.
– Vous faites partie des gens qui ont fait éclater la littérature durant la seconde moitié de no-tre siècle. Après toutes ces expériences et explorations, quelle littérature vous paraît encore possible ?
– Les jeunes d’aujourd’hui reviennent un peu en arrière, à la tradition de la grande saga, pour s’opposer aux expériences que nous avons effectivement faites dans l’irrationnel ou dans la structure très stricte du roman. C’est ce qu’on peut dire en ce moment. Mais il y aura une réaction là contre aussi. Ça ne signifie pas que ce soit de la moins bonne littérature du tout. Les mouvements se contrarient et se contredisent d’une époque à une autre.
– A votre avis peut-on poursuivre les expériences à caractère formel encore beaucoup plus loin ?
– Certainement, d’une autre façon. Tout ça dépend du tempérament de l’artiste. De toute manière, j’imagine qu’on dit à peu près tous la même chose, mais de façon différente. Pour notre part, nous nous sommes beaucoup intéressés à l’écriture elle-même, ainsi qu’aux problèmes de composition et de structure du roman. Alors oui: on peut trouver cela ennuyeux aujourd’hui et difficile, et réagir là contre, en retrouvant le grand roman à la Balzac ou à la Autant en emporte le vent !
– «En dehors de ce qui est écrit, c’est la mort», avez-vous noté.
– Oui. Cela signifie, pour moi en tout cas, que l’écriture c’est la vie.
– Qui ne laisse place à rien d’autre ?
– C’est dit d’une façon très volontairement coupante et tranchante. Quand on a voué son existence à la littérature, à la poésie, eh bien il n’y a pas d’autre solution pour s’en tirer: il faut continuer d’écrire.
– L’écriture, est-ce aussi la liberté ?
– Exactement. Et sans écriture, il n’y a pas de liberté et sans liberté il n’y a plus de vie. C’est la mort. Vous voulez un petit café ?
Propos recueillis par R. Z.
(Le Passe-Muraille, No 32, Octobre 1997)