Le Passe Muraille

Brésil amer

À propos de Clarice Lispector, une biographie – Pourquoi ce monde, par Benjamin Moser. Éditions des femmes – Antoinette Fouque, Paris, 2012.

Voilà une biographie comme on les rêve : complète sans être inutilement détaillée, livrant un portrait géographique, politique, moral, religieux et finalement très intime des circonstances qui ont malmené de l’extérieur et de l’intérieur Clarice Lispector, auteur née deux fois à quelques mois d’intervalle : en Ukraine sous le nom de Chaya Pinkhasovna Lispector l’année 1920, puis au Brésil dont elle adoptera la nationalité, les manières et la langue (avec un drôle d’accent à elle, un peu rugueux).

La biographie de Benjamin Moser se lit elle-même à la manière d’un roman lispectorien, comme si Clarice se regardait dans un miroir et laissait Moser retenir sa main au moment où elle passe le chiffon pour nous confondre. Avant que les traces ne s’effacent, Moser prend ses notes et tisse chaque thème avec précision : pogrom, exil, passions sororales, mariage, maternité, célébrité, chien qui fume, solitude. Dans cet ordre, ou à l’envers, car la solitude guette depuis le début et la haine violente n’est jamais trop loin.

Moser tisse sobrement les thèmes du meurtre, de la langue maternelle et de la judaïté. Clarice est conçue pour satisfaire la croyance ancestrale selon laquelle une grossesse guérit de la syphilis (contractée par sa mère à l’occasion d’un viol collectif). Elle insistera plus tard sur le fait qu’elle n’avait jamais foulé littéralement la terre ukrainienne puisque sa mère l’avait portée dans ses bras en fuyant à pied vers la Bessarabie.

Passant ainsi des aléas de la communauté juive du Brésil avant l’arrivée de Clarice — heureuse sous les Hollandais protestants, malheureuse ou prudente sous les Portugais catholiques — aux incertitudes de l’écriture qui, selon les propres mots de Clarice, « ne change rien », on arrive à force de longs détours à une sorte d’épuration, à une magie du naturel. L’écriture de Lispector s’astreint à l’ascèse, voire à la minimalité. Le lecteur n’est jamais loin du gouffre. Lispector le retient et lui prête son souffle pour contempler de drôles de choses littéraires comme du jus de citron qui coule sur une huître vivante, aveugle, inquiète, et qu’on regarde « se tordre toute ». Autant de mansuétude, nécessairement, effraie.

De Près du cœur sauvage (1944), son premier livre couronné par le prestigieux prix Graça Aranha, à La passion selon G. H. (1964), Lispector a écrit un œuvre unique et majeur, non seulement pour la littérature brésilienne, mais pour la littérature tout court. Au début des années soixante, Elizabeth Bishop, elle-même exilée au Brésil depuis dix ans, traduisit quelques unes de ses nouvelles pour The New Yorker. Ce fut un échec, mais grâce à elle Knopf publiera en 1967 Le bâtisseur de ruines, un des plus beaux livres de Clarice, en traduction anglaise. 

Éditions des femmes – Antoinette Fouque a entreprit la publication exhaustive de l’œuvre en langue française. En proposant aujourd’hui cette biographie excellemment servie par la traduction sans faute de Camille Chaplain, l’éditeur continue à rappeler l’importance de celle qu’on a pu juger « meilleure que Borges ». À l’occasion du centenaire de la naissance de Clarice Lispector, l’éditeur propose également un coffret anniversaire au format poche rassemblant deux textes emblématiques, La Passion selon G. H. et L’Heure de l’étoile, accompagnés d’un livret illustré de photos et de fac-similés inédits de ses manuscrits. 

On fera bien entendu un détour sur le site de l’éditeur pour écouter la voix de Clarisse, ferme et un peu cassée : https://www.desfemmes.fr/ centenaire-de-clarice-lispector/.

F.P.

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