Le Passe Muraille

Blanche

Nouvelle inédite de

Fabrice Pataut

Finalement non, se dit Blanche sans lâcher la poignée, je laisserai la porte entrouverte pour qu’ils sachent tout de suite en passant dans le couloir : le lit fait, les rideaux ouverts, le chat endormi seul sur la courtepointe, le museau humide posé dans le creux entre les deux pattes.

Il restait encore les escaliers, lesquels offraient à Blanche au petit matin sans son café la possibilité d’une descente vers le Paradis. Sans Dieu, sans Son aide et Sa miséricorde et la magnificence de Son sacrifice. Plus tard, elle verrait dans cette descente — lente, précautionneuse et croyait-elle encore à l’époque pleine d’embûches, une délivrance. Une montée, dirait-elle en manière de confidence dans un café ou une épicerie. J’étais bien sotte. Il fallait être aveugle, vous savez, pour n’y voir qu’un mouvement vers le bas, une renoncement, une défaite. Et d’ailleurs, ajoutait-elle pour finir, le parquet n’a pas grincé, la porte d’entrée n’a pas claqué, mes chaussures étaient légères comme les sandales d’Hermès dans les histoires de Mademoiselle Vernieux après la leçon de grammaire. Non non ; je suis montée, c’est comme ça qu’il faut dire. J’allais déjà là-haut, là-bas, très loin.

On la regardait bizarrement en lui tendant son verre ou son pain. C’était notre professeur de Grec, expliquait Blanche en glissant la monnaie dans sa poche. Rapport à Hermès : Mademoiselle Vernieux nous l’offrait en cadeau parce que nous étions bons élèves.

Mais là, tôt le matin avec le sommeil tout autour, non. Pas encore. Blanche doit sécher les larmes qui viennent, tenir son ventre qui lui fait mal et faire ce qu’elle a décidé même si elle croise l’un ou l’autre. Même si quelqu’un donne l’alerte. Ces mots lui reviennent au moment du premier pas dans le couloir. C’est toujours ce qu’on dit : donner l’alerte. C’est drôle. Alors qu’on ne prévient jamais personne. Au contraire. Il y a toujours un des trois qui fait le planton sur le palier. Chacun son tour. On tire les rideaux à l’étage le temps que ça passe. On essuie avec une serviette. Blanche passe vite fait sous la douche et c’est fini.

Blanche regarde derrière elle Hermès endormi sur la courtepointe. Elle regrette déjà la tiédeur de son cou, l’iris vert de jade, chinois, malicieux, qui fait semblant de disparaître le temps qu’elle s’endorme le soir. Mais c’est faux, Blanche le sait. Hermès, toujours, veille. La nuit, le matin, l’après-midi. Maintenant, il faudra qu’il veille sur lui-même. Ou bien partira-t-il quand il aura compris. Demain, peut-être. Hermès est du genre rapide, comme son homonyme. Il ira loin — là-haut, lui aussi, avec sa montée de chat qui n’est pas moins une montée que la future descente de Blanche écoutant la première marche craquer toute seule avant même d’avoir posé le pied dessus.

Il pleut dehors. On le sait à cause des tuiles du toit. C’est pour ça que rien ne bouge encore à l’intérieur. Le mauvais temps vous tient au fond du lit. C’est comme un poids très lourd sur chacun posé.

De la première marche, on voit les cirés accrochés à la paterre de l’entrée. Ce n’est pas si loin. C’est comme à portée de main, au point que Blanche sent le gravier de l’allée sous ses pieds. Il y en a aussi de l’autre côté de la grille, jusque sur le chemin de terre parce qu’on transporte toujours quelques cailloux sous son pied.

Plus petite, Blanche les décollait de la semelle de crêpe le temps d’aller jusqu’à route goudronnée et les mangeait un par un. Elle les avalait tout cru pour se dire qu’elle n’avait pas mal au ventre pour rien. On ne mâche pas un caillou. Un seul, au départ, puis deux, trois.

Blanche lâche la poignée dès le deuxième pas. Le palier est immense. Nu comme une plaine. Tout, désormais, est dans le sac caché sous sa robe. La brosse à dents, le pull, des culottes. Pas de papier d’identité. Surtout pas. Blanche se demande quel prénom elle pourra bien choisir. Peut-être un prénom étranger que personne ne saura reconnaître. Pourquoi pas quelque chose de grec ? Il y en a de formidables dans les histoires de Mademoiselle Vernieux. Médée, Clytemnestre. Des femmes puissantes. Blanche n’est pas si insignifiante qu’elle ne puisse entrer dans l’histoire à sa manière.

Quelqu’un bouge dans la chambre du fond. On entend un souffle court derrière la porte. C’est le moment. Sans plus penser à Hermès, elle pose le pied sur la première marche, puis le deuxième. C’est comme au plongeoir de la piscine le jour de la natation. Il faut rester bien souple pieds joints jusqu’au coup de sifflet, rentrer son ventre gonflé, cacher le bleu en tirant sur le maillot. Il a tourné au violet depuis deux jours, étale sa bordure jaune sur le haut de la cuisse. Au sport : plier les jambes, arrondir le dos, se lancer dans le vide. Ici, au petit matin, c’est un abîme d’une autre sorte, hérissé de marches en bois, le précicipe dans lequel ses frères tombent volontiers quand le plus vieux pousse le plus jeune dans l’escalier. Ils font ça ensemble depuis tout petits en se collant de grandes claques et des coups de coude jusqu’à ce que le père sorte de sa chambre et les tire dehors par les cheveux.

Blanche s’arrête au milieu. Elle s’était dit en se levant qu’elle manquerait de souffle, qu’Hermès lui jouerait un sale tour, qu’il glisserait en miaulant entre ses jambes pour descendre vers la cuisine. Mais non. C’est un fidèle. La première lumière du jour caresse le verre dépoli de la porte d’entrée. Pas si loin derrière, il y a une voie royale, un souffle, une destinée. Blanche sous un autre nom qui sourit de toutes ses forces.

F.P.

 

Peinture: Floristella Stephani, Mustapha au tapis.

 

3 Comments

  • Francis MERINO dit :

    il y a dans toute nouvelle de Fabrice Pataud un inaccompli en cours, une tendance, une direction, une porte entrouverte vers cet autre chose de la vie, une attente enfin satisfaite sous le poids de ce qui a été, d’un passé caressé dans le souvenir que l’on se fait envers et contre tous.

    De Blanche glissant dans les lignes de la nouvelle, de ses douleurs gravillonaires de petite fille et de femme, d’Hermes le chat semblable au sphinx, l’ironie féline en sus, et de Mademoiselle Vernieux avec le poids rassurant de son savoir et de des mythes racontés aux enfants, voilà qui ouvre l’imaginaire du lecteur le plaçant au côté de l’auteur lui-même.
    Et le mystère de l’écriture dans la montée et la descente des escaliers, dans la saillie et l’échancrure des mots virtuoses qui m’affleurent à Sarrant, petit village gersois. écrasé de chaleur.

  • Phban dit :

    Très beau texte, merci Fabrice.

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