Le Passe Muraille

La vie au pied des pyramides

 

À propos de deux nouveaux livres traduits de Naguib Mahfouz,

par René Zahnd

Quand on découvre certaines histoires que raconte Naguib Mahfouz, on a l’impression qu’elles traînaient depuis des siècles dans les rues du Caire, que le vent du désert les charriait et qu’il suffisait de les entendre, de les recopier du vent, peut-être avec la complicité de quelques djinns. C’est peut-être pour cette raison qu’elles semblent la fois d’aujourd’hui et venues du fond des âges, comme elles semblent du Caire, de la civilisation arabe, et du monde entier.

Depuis qu’il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1988, à l’âge de 77 ans, Mahfouz est mieux connu du public européen. Son œuvre, forte d’une cinquantaine de volumes, est maintenant bien traduite en français. Le lecteur dispose d’une vingtaine de titres, dont certains romans qui enthousiasment par leur richesse, leur foisonnement, leur ampleur, au point que des critiques ont évoqué, pêle-mêle, Balzac, un «Flaubert du Moyen-Orient», Garcia Marquez, Tolstoï et ainsi de suite. Le théâtre de cet univers, c’est le Caire, et les personnages forment une gamme presque infinie de figures, avec une présence marquée de la petite bourgeoisie, des artisans, des commerçants, des fonctionnaires. Dans sa célèbre trilogie, publiée dès 1954 (Impasse des deux palais, Palais du désir et Le Jardin du passé), l’écrivain brosse une fresque puissante de la société cairote à travers trois générations, décrivant ses bouleversements politiques et sociaux, mais avec une manière de restituer la vie et les gens qui touche au génie. Deux nouveaux livres de Mahfouz viennent de paraître en traduction française, qui dévoilent d’autres facettes de son talent et qui viennent contredire, non sans bonheur, son image de grand fleuve verbal.

Le Mendiant est un roman bref, étincelant, dont la portée est philosophique. Il montre un avocat du nom d’Omar al-Hamzâwi, brillant et fortuné, qui soudain n’a plus de goût pour rien, ni pour son travail, ni pour sa famille, ni pour sa femme. Secondé par un ami, il va entreprendre une sorte de quête irrationnelle, pour retrouver un sens à la vie, découvrir une intensité dans la monotonie des heures, conjurer sa mélancolie. Après s’être illusionné dans l’ivresse, il choisit de se retirer du monde. Mais la société finit par le rattraper.

Ce récit, où la forme dialoguée est importante, est un peu celui des rêves envolés, de l’épreuve de la dure réalité. «Et moi qui voulais connaître les mystères de l’univers et qui me retrouve dans la peau d’un riche avocat adipeux!», note Omar. Navigateur sans boussole, il mendie des miettes de vérité et pose à son entourage des questions saugrenues sur la vie, sur Dieu, sur l’amour. Le tout s’achève dans une hallucination magnifique.

On retrouve parfois la même atmosphère dans certains textes de L’amour au pied des pyramides. Cette sorte d’anthologie regroupe 14 nouvelles publiées entre 1962 et 1996, qui témoignent de la variété d’inspiration et de ton d’un maître du genre. Jamais, jusqu’ici, des nouvelles de Mahfouz (il a publié une quinzaine de recueils) n’étaient parues en français.

Certains thèmes sont de nature fantastique. Dans Sous l’abri du bus, par exemple, un groupe de spectateurs assiste à des scènes de rues de plus en plus invraisemblables, monstrueuses, croyant qu’il s’agit du tournage d’un film, avant de se faire abattre par un policier courroucé. D’autres textes décrivent les passions humaines, parlent de la vie de quartier, de la difficulté d’exister pour des petits fonctionnaires. Ces peintures de la société contemporaine cairote apparaissent comme des condensés de certains romans de Mahfouz. C’est le cas de L’amour au pied des pyramides ou de Les amants, menés avec une maîtrise et une justesse admirables.

Au passage, l’écrivain ne se prive pas de pratiquer la critique sociale ou la réflexion politique. Mais ce qui nous touche davantage, sans doute, est la méditation sur la vie, sur le temps qui passe, avec des évocations de l’enfance ou de la vieillesse. Certaines nouvelles sont de véritables bijoux. Une demi-journée évoque un garçon que son père mène à l’école. Il y découvre beaucoup de choses, l’amitié et l’amour. A la fin de la journée, il ressort de là changé, attend son père qui avait promis de venir le rechercher et, comme il ne le retrouve pas, décide de rentrer à pied. Ce qu’il éprouve durant ce cheminement est étrange. Peu à peu, il ne reconnaît plus rien autour de lui. On sent que quelque chose se passe. Mais on ne s’attend pas à la dernière phrase, lorsque que quelqu’un lui demande, alors qu’il patiente au bord de la rue: «Laissez-moi vous aider à traverser, grand-père.» Une merveille de quatre pages, parmi beaucoup d’autres…

R. Z.

Naguib Mahfouz: Le Mendiant, roman traduit de l’arabe par Mohamed Chairet; L’Amour au pied des pyramides, nouvelles traduites de l’arabe par Richard Jacquemond, les deux volumes chez Sinbad/Actes Sud.

(Le Passe-Muraille, No 30, Avril 1997)

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