Le Passe Muraille

Baroud d’honneur sur fond alpin

Kenneth White rebondissant sur un mot de Charles-Albert Cingria, contre la massification et pour danser…

«Notre époque où la littérature est devenue tout à fait odieuse», écrivait, dans la Civilisation de Saint-Gall, Charles-Albert Cingria. C’ était dans les années 20. Depuis, l’état de choses n’a fait qu’empirer. A tel point que personne, ou presque, ne dit plus rien. Protester est devenu anachronique. On est parvenu à un degré inédit de normalité basse. Et puis de toute façon, il faut pouvoir faire autre chose que protester. La protestation aussi peut devenir une petite profession.

Quand je dis «la littérature», je ne pense pas à tous les livres, à tous ceux qui écrivent, à tous les éditeurs – il y a encore du bon travail de fait. Je parle d’un contexte général. Et je précise encore: que dans le milieu littéraire, comme dans d’autres milieux, aujourd’hui comme par le passé, il y ait un grand pourcentage de faiseurs et de profiteurs, c’est certain – n’importe quel observateur un peu lucide finit par les reconnaître –, mais il ne s’agit pas de se lamenter sur la condition humaine. Il s’agit d’analyser une situation culturelle et tenter d’ouvrir un autre espace.

Qu’ est-ce qu’une œuvre ? Ce n’ est pas seulement une série de livres «sympathiques», «intéressants», «bien écrits». Une œuvre ouvre des perspectives. Ce faisant, elle exige, et pratique une nouvelle lecture du passé, et elle concentre des énergies éparses dans le temps. Elle crée une nouvelle présence, un nouvel espace-monde. Et l’opus peut devenir, socialement, opérationnel. C’ est ainsi que la culture maintient son énergie et sa clarté, c’ est ainsi, parfois, qu’une nouvelle culture se fonde, s’élance, se développe.

Or, dans le monde littéraire, intellectuel et culturel d’aujourd’hui, la notion d’ œuvre disparaît de plus en plus. On fait du coup par coup, on s’ingénie et on s’exté- nue à faire «des coups» qui sont la plupart du temps des chèques en bois, on fait du discours, on fait du spectacle: émiettement, dispersion, inflation.

Quand œuvre il y a (car on trouve encore des esprits qui continuent, dans le champ large et sur la haute crête, malgré tout), on l’écarte, ou bien on l’occulte, on la met en réserve et, en attendant (en attendant quoi ? – dans la courte perspective, un grand prix venu d’au-dessus de la mêlée, une reconnaissance posthume qui rejaillira sur la maison d’édition ?) on la pille, on y prend des idées qu’on n’essaie même pas de comprendre dans toute leur énergie, dans tout leur élan, et on fait du fast food culturel que l’ on vend aux foires médiatiques.

C’ est là un phénomène qui a commencé à devenir flagrant dès la fin du XIXe siècle. Voyant arriver l’homme de la masse (qui n’est pas l’homme du peuple, précisons- le) et des entreprises aplatissantes, telles (sauf exception) que celle des médias, les esprits les plus exigeants, soit se sont enfermés dans des tours d’ivoire, soit ont erré de par le monde comme des âmes perdues, soit sont tombés dans la folie (on célébrera bruyamment leur centenaire). D’ autres encore se sont rués vers la révolution, ou se sont raidis dans la réaction. Rares, très rares, sont les vies épanouies, les œuvres accomplies, et rayonnantes, les solutions existentielles tant soit peu satisfaisantes.

Alors que faire ?

Disons, rapidement, ici: résister d’ abord – si possible, en riant. Résister à la crétinisation, à tous les faux-semblants, à toutes les hypocrisies. Ensuite, chercher – nord, sud, est, ouest – des foyers d’énergie et d’intelligence. Et puis aller, d’île en île, avant de voir se dessiner, peut-être, un nouvel archipel.

Nietzsche parlait de la nécessité de monastères d’un nouveau style. Disons un monastère sans murs.

Toute sa vie Nietzsche aurait aimé fonder quelque chose de ce genre. A Bâle, il imaginait une «caverne à hiboux» en dehors de la ville. Plus tard, il projetait un «Conseil» dans les Grisons, ailleurs, un nouvel Institut (Anstalt) culturel.

Revenons, pour le moment, à St-Gall. Je ne partage pas toutes les idées de Cingria (j’en discuterais volontiers avec lui, le sourire aux lèvres, autour d’ une bouteille de vin jaune), mais quand, à propos de la civilisation de St-Gall, il parle d’un rythme né de la terre, de l’ essence intime du monde, et du renouveau opéré à partir de telles idées, de telles pratiques, de la présence d’une telle poétique dans la culture occidentale, je me sens tellement d’ accord que j’ ai envie de danser.

Comme un ours en dehors de sa caverne.

K.W.

(Archives du Passe-Muraille, No2, juin 1992)

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