Le Passe Muraille

Aux miroirs de Paris

Une prose inédite de Jacques Réda

Un peu après Midi j’atterris en pleine métropole. C’est suffocant. Une demi-heure plus tôt je traversais encore des provinces, Vaugirard, Grenelle, puis ce grand plat brandebourgeois- poméranien qu’administrent l’École Militaire, les Invalides, les palais, le pont Alexandre qui n’est pas sans motif un présent russe. Son ampleur communique toujours avec un désert décrété capitale par ukase du jour au lendemain. Sur le vert vieux-canon du fleuve, on ne le sent pas mieux arrimé que les minces nuages horizontaux, croisant dans un fond infini de bois de bouleaux et de landes. Loin de la coloniser, les larges tracés géométriques ont inventé l’étendue: elle circule librement sans hâte entre les monuments, leur rend hommage, reçoit en retour approbation de son entière liberté. Ainsi encore à la Concorde, dont elle a fait un réservoir, l’obélisque pointant au milieu une jauge cabalistique, les bâtiments beaux et précis comme leur reflet dans l’eau, pure surface, avec tout le roulement du ciel qu’ on peut toucher du doigt. Bien sûr le trafic continue, mais dans une autre dimension, en dehors de ce miroir d’espace parfaitement pénétrable, et où la vérité des apparences mouvantes vient se recueillir. Puis voici la réalité bousculée des gens qui sortent des boutiques, des bureaux, tournoient, se redistribuent dans des restaurants ouverts sur le trottoir. À l’opposé il y a des glaces devant lesquelles on déjeune vite, debout, entre la rue et son image, un peu étourdi de se voir juste à l’intersection de deux villes identiques et parallèles, incapables de se confondre mais échangeant des signaux, des messagers. Et l’on ne sait pas si celui qui se retourne à la fin vers une apparition blonde et rieuse, disant: «c’ est toi», s’ éloigne avec elle du côté où se répand la foule sonore, ou dans le monde silencieux qui le répète à l’ envers minutieusement, sans omettre une salière octogonale, un paysage sur l’ étiquette d’ une bouteille de vin. D’un geste à travers des vitrines, des éclats de soleil me désignent d’ insignifiants détails – une réclame d’ apéritif ou un éventaire de cravates – pareils à tous ceux qui, ailleurs, et souvent loin dans mes années, ont brusquement cristallisé l’émotion d’avancer dans une capitale inconnue parmi les voix, les regards et les attitudes des gens, quand une espèce de don de seconde vue, stimulé par la fraîcheur des impressions, parait nous découvrir les res-sorts qui règlent plus ou moins au hasard ces mouvements singuliers de la vie. En un instant on perçoit tout, comme dans la profondeur tournoyante d’ une sphère. Et, si on le voulait vraiment, si d’ autres sensations ne venaient pas sans arrêt perturber ce vertige d’équilibre, mais, surtout, si l’on avait assez d’ audace, on connaîtrait peut- être la trajectoire de chaque destin, le fond de chaque mémoire, l’ enchaînement fatal ou aléatoire des causes et des effets: telle cette main posée en pleine lumière sur un comptoir de cuivre, et ses tâtonnements dans l’ obscurité d’ une chambre vers une épaule qui luit. Mais pourquoi des cravates, moi qui n’ en porte presque jamais ? Et si ce n’ est que la réminiscence d’un moment oublié dans Burlington Arcade, ou sur le Graben, cela n’ explique aucunement le pouvoir de cette première rencontre. Ni comment il s’ exerce de nouveau pour me fixer dans le tourbillon, auprès de cet homme que la même fascination arrête. Et encore moins pourquoi, malgré l’ intensité de lumière qui fait flamber les soies multicolores, cette scène réduite, fortuite, banale, me met en communication avec tous les arrière-plans fiévreux et complexes de la ville. Au point qu’un peu plus d’attention (mais l’éclat des couleurs qui la retiennent l’ empêche en même temps de se concentrer), et je serais à deux doigts de capter le flux multiple de son énergie. Déjà, de mon voisin, j’ entrevois le comportement derrière un guichet de banque, le nom de la station de métro où ce soir il descendra. Rien ne dit que lui- même n’en devine pas aussi long sur mon compte, et tous les autres passants qui nous pressent contre la devanture, chacun avec ces signes précis (des montres, des chaussures, un numéro d’ immeuble plutôt que des cravates), comme autant de relais positifs dans l’ appréhension de l’ensemble fluide qui nous contient. Voilà ce qui me suffoque, se transforme en un sentiment dilatant de liberté dans l’ infini, vivant possible. Au coin de la rue Caumartin, quartier truffé de théâtres qui forment d’ autres systèmes de miroirs et de relais, j’oblique sous des voûtes aux piliers massifs. J’ hésite, comme quand on diffère d’acquérir la preuve d’une certitude, moins par crainte que pour l’agrément. Car de l’autre côté de ce passage je sortirai de Paris. Et ce n’est pas dans Milan, Vienne, Londres ou Bruxelles que je déboucherai, mais – celle-ci comprise – au milieu du milieu de ces villes monumentales, en plein flot de leur activité sous un pan de ciel bleu cru, brillant indifféremment pour la grâce des femmes et le bien du commerce. Au moins jusqu’à ce que m’apparaisse la statue d’Edouard VII, équestre, sommée d’ un lourd plumet.

J.R.

Le swing des mots,

pr JLK

Les livres de Jacques Réda sont de bons compagnons de route. Il y a le Réda des villes dont les rythmes et les images revivifient notre bonne vieille langue par leur scansion et leur fraîcheur de ton et de regard, et cela dès la turbulente année 68 où parut le premier recueil significatif d’Amen, bientôt suivi de Récitatif, en 1970, et de La tourne, en 1975.

Mais le Réda des villes était des champs de naissance (en 1929 au pays de Lorraine) et son ubiquité gourmande rappelle celle de cet autre vadrouilleur inspiré que fut Charles-Albert Cingria qu’il affectionne d’ailleurs et à qui il a consacré un chantant petit essai, sous le titre Le bitume est exquis. Or l’on peut imaginer que le chantre occasionnel du «rythme syncopé anglo-nègre» eût apprécié la transfusion musicale opérée par Jacques Réda, tant dans ses poèmes que dans ses soliloques en prose. A propos de jazz, notons que le poète en est un prosélyte de longue date, collaborant à Jazz-Magazine depuis 1963, dont une partie des textes a été reprise dans L’Improviste.

(@Robert Doisneau)

Si le Paris de Réda est assurément moins accueillant au piéton ou au cycliste que celui de Fargue, de Léautaud ou de Calet, sa magie revit dans Les ruines de Paris, datant de 1977, où l’on retouve un peu de l’alternance de marmonnement et de fusées lyriques du Baudelaire cheminant. La même démarche, qui combine en outre poèmes et proses fuguées, se retrouve dans Châteaux des courants d’air, superbe ensemble d’évocations parisiennes, tandis que L’herbe des talus nous renvoie tous azimuts sur la trace du poète filtrant à la fois ses riches heures d’enfant homme des bois et d’adolescent couvant lentement ses métamorphoses à venir. Bref la substantielle déambulation n’en finit pas plus que son filtrage musical. Ceux qui ont oublié ou perdu l’art de la promenade autour de la chambre du monde liront avec profit ses Recommandations aux promeneurs, données en 1988. Enfin l’on peut rappeler que Jacques Réda est l’actuel directeur de la NRF et que tous ses livres ont paru chez Gallimard.

JLK

(Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

 

1 Comment

  • phban dit :

    Effectivement, on ressent parfaitement dans ce texte, les rythmes jazzy complexes, languides et chaloupés, d’une plongée dans la ville, crescendo decrescendo, à l’unisson ou zébrés d’un solo impromptu, couleurs et sons mêlés, se répondant dans d’improbables fugues.

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